Près de trente ans après la création de la Grameen Bank en Inde, surnommée la « banque des pauvres », l’heure est au bilan pour le microcrédit. Si le mécanisme n’a pas apporté le miracle économique escompté, il a le mérite d’inclure dans le système financier une population particulièrement fragile et isolée.

Entre illusions et déceptions, le microcrédit a au fil des années provoqué des réactions très contrastées. Popularisé par le Prix Nobel de la Paix Muhammad Yunus, le microcrédit est apparu dans les années 70 au Bangladesh avec la Grameen Bank. Le principe d’origine est simple : prêter aux plus démunis pour leur permettre de créer leur petite entreprise.

Selon l’idée de Muhammad Yunus, chaque personne a une âme d’entrepreneur, et offrir un accès au capital permet ainsi à chacun de concrétiser son projet. Le concept s’est ensuite rapidement répandu, d’abord dans les pays en voie de développement, puis à partir des années 80, dans les pays du Nord. 

Coopératives, ONG, et banques commerciales, se partagent aujourd’hui le marché avec des pratiques et stratégies aussi variées que les organismes. En 2012, ce sont 91,4 millions de clients qui ont bénéficié d’un microcrédit dans le monde, selon les derniers chiffres disponibles de MIX Market, pour un montant total de 81,5 milliards de dollars.

La moitié des bénéficiaires se situent en Asie du Sud. Suivent la population d’Amérique latine, puis d’Asie de l’Est et du Pacifique. Pour la plupart des clients, le microcrédit représente le tout premier service financier auquel ils ont accès. Une réussite régulièrement mise en avant par les organismes de microfinance.

Ni miracle ni désastre

Mais les attentes initiales étaient bien plus grandes. Dans un document datant de 2005, les Nations Unies voyait dans le microcrédit un outil de lutte contre la pauvreté, de promotion d’éducation des enfants, pouvant améliorer l’accès aux soins ou encore la condition des femmes.
Dix ans plus tard, il semble que le sens de la mesure ait été retrouvé. Le microcrédit ne serait ni « un miracle » ni un « désastre » comme le titrait l’économiste Esther Dufflo dans une tribune du Monde (11/01/2010).

Les études d’impacts réalisées ne constatent pas un bouleversement des conditions de vie des bénéficiaires, sans nier pour autant l’intérêt du dispositif. Le microcrédit ne rend pas nécessairement plus riche mais peut permettre de faire face à certains aléas ou d’effectuer des achats importants.

La sérénité retrouvée, reste à voir comment améliorer le dispositif pour accroître un peu plus son efficacité.

Le microcrédit a atteint un plafond

Marc Labie, directeur du centre européen de recherche en microfinance à l’université de Mons, fait le point sur les apports et les limites du microcrédit dans les pays en développement.
Popularisé dans les années 70, le microcrédit a suscité un grand engouement à ses débuts. Mais depuis, les discours ont changé et les critiques sur son manque d’efficacité se font entendre. Comment expliquer un tel revirement ?

Il y a eu effectivement un grand mouvement de balancier vis-à-vis du microcrédit. Le concept, tel que nous le connaissons aujourd’hui, a démarré avec une affirmation très forte : le microcrédit va sortir les personnes de la pauvreté en leur permettant de créer des activités génératrices de revenu. Selon cette idée, tout individu est un chef d’entreprise potentiel. Le seul frein à sa réussite serait l’absence de financement.

Or, les faits sont venus contredire cette image. Tout d’abord, une part importante des fonds alloués sont utilisés pour de la consommation, comme les dépenses alimentaires, ou les frais scolaires. Ensuite, il s’avère que les crédits sont rarement alloués aux plus pauvres.

En effet, les personnes dans les situations les plus précaires ne sont pas dans une démarche d’investissement mais dans un esprit de survie au jour le jour. Ces deux constats remettent en cause l’objectif entrepreneurial du microcrédit.

Or, si l’argent n’est pas investi il ne peut pas générer un enrichissement…

Le microcrédit ne rend pas plus riche mais il n’est pas inutile pour autant. Ce service, associé à une offre d’épargne de qualité, aide à faire face aux aléas. Une maladie, un enterrement, un mariage, représentent, dans certaines cultures, des dépenses colossales. Des personnes, déjà en difficulté, peuvent alors tomber dans une extrême précarité. Dans de telles circonstances, le microcrédit améliore les conditions de vie.

Les organismes de microcrédit agissent-ils comme des banques commerciales ?

Il faut être conscient que le microcrédit regroupe une grande diversité d’acteurs. Les organismes vont de la petite association de village à la grande banque gérant des centaines de millions de dollars. Dans un cas, nous sommes dans une logique d’économie sociale, dans l’autre, il s’agit d’une logique commerciale classique. La gestion n’est évidemment pas la même. Personnellement, je défends cette multiplicité de profils car les réalités et les besoins des clients en face sont également très variables.

Au final, quel bilan tirez-vous ?

Le microcrédit constitue une innovation, il faut le reconnaître. Toutefois, le mécanisme tel que conçu il y a 30 ans a atteint un plafond. Une part importante de la population reste exclue du système financier. Il est donc important de diversifier l’offre en proposant par exemple des produits d’épargne adaptés. Même les personnes très pauvres épargnent en mettant une partie de leur récole de côté, ou en conservant un bijou de famille par exemple. Mais ces réserves sont très fragiles. Elles risquent d’être perdues, détériorées, volées…

Sécuriser l’épargne est donc une vraie préoccupation des plus pauvres qui ont besoin de s’assurer contre un coup dur. Enfin, il peut être intéressant d’articuler la microfinance avec d’autres formes d’accompagnement, comme une aide sanitaire, ou un soutien à la scolarisation.

«Nous ne constatons aucun impact sur le revenu des habitants»

Bruno Crépon, chercheur au Centre de Recherche en Economie et Statistiques (CREST), a analysé l’impact du microcrédit dans une zone rurale du Maroc . Réalisée en partenariat avec l’association de microfinance Al Amana, l’étude nuance les apports du microcrédit.
L’étude a porté sur les habitants d’une zone rurale du Maroc. Pourquoi avoir choisi cette population?

Ces ménages n’ont pas de compte bancaire. Ils disposent d’un accès très limité à la finance, réduit à la vente d’objets de valeur ou à des emprunts informels souvent très onéreux. Ils ont pourtant de véritables besoins. Ils sont soumis à de nombreux risques, comme la réalisation d’une mauvaise récole, la perte d’une partie du bétail ou une maladie.

Concrètement, comment avez-vous procédé ?

Nous avons suivi l’expansion géographique de l’organisme de microfinance Al Amana. Surchaque nouveau site, nous avons identifié deux villages à la périphérie de la zone de distribution du microcrédit. Nous avons alors tiré au sort un village destiné à bénéficier immédiatement de l’offre de microcrédit, et un autre destiné à ne bénéficier du microcrédit qu’après un délai de deux ans. Nous avons ainsi créé un échantillon de 162 localités. Pour chacune d’entre elles, nous avons tiré au sort 25 ménages.

Ces derniers ont été interrogés sur leur niveau de vie et activité lors de l’ouverture des bureaux d’Al Amana, puis deux ans après. Les ménages choisis dans les zones couvertes par l’association n’étaient pas forcément clients du microcrédit. Nous les avons sélectionnés indépendamment du fait qu’ils deviennent ou non clients de l’association. Ce procédé permet de comparer deux populations aux caractéristiques semblables. La seule différence est l’accès au microcrédit offert à un des deux groupes. De ce fait nous pouvons réellement mesurer son efficacité.

Pourquoi ne pas comparer des utilisateurs du microcrédit à des non utilisateurs ?

Plusieurs études ont été menées selon cette méthodologie mais les résultats ne sont pas robustes. Si nous comparons des bénéficiaires à des non bénéficiaires, nous ne sommes pas sûrs de comparer des populations semblables. Ceux qui ont souscrit un microcrédit ont peut-être un projet, contrairement aux autres. Nous ignorons alors si les différences s’expliquent par le microcrédit ou par l’hétérogénéité de la population.

Au cours de votre enquête, avez-vous observé un engouement de la population pour ce produit ?

Dans les villages servis par Al Amana, la demande est restée assez faible : seul 16% des habitants sont clients deux ans après l’arrivée de l’association. Nous nous attendions à beaucoup plus. La demande de crédit n’est finalement pas si importante, ou du moins, les produits offerts ne correspondent pas entièrement aux besoins. Pour autant, le crédit accordé à ces ménages constitue un véritable financement supplémentaire, qui ne substitue pas à une autre entrée d’argent.

Le microcrédit a-t-il un impact bénéfique sur l’activité économique des villages et sur les revenus de ses habitants ?

Une augmentation d’activité a été observée dans les villages avec le microcrédit. Les ménages ont plus d’actifs (bétail, terre) : les revenus agricoles augmentent, ainsi que les profits. Le taux de profit est d’ailleurs extrêmement élevé. Nous l’évaluons à 70%. Même si la mesure est imprécise, l’ordre de grandeur est très fort. Pour autant, nous ne constatons aucun impact sur le revenu global des habitants.

En réalité, les ménages étudiés ont toujours plusieurs activités : une pour leur propre compte, comme la tenue d’une petite exploitation, et une seconde à l’extérieur en tant que journalier. Cette dernière diminue pour les personnes ayant un accès au microcrédit. Une partie de la force de travail qui était dédiée à une activité journalière est reportée sur l’activité propre. Il n’y a donc pas d’impact sur le revenu global ni sur la consommation.

Au vu des résultats, que recommandez-vous ?

La possibilité de souscrire un microcrédit est parfois saisie mais cela ne semble pas correspondre à la vision un peu idéologique de l’entrepreneuriat. Elle est utilisée pour se désengager d’un travail journalier certainement pénible et dévalorisé socialement. Il s’agit en tous cas des résultats deux ans après l’implantation de l’association. Par ailleurs, l’écart entre un rendement élevé et une demande faible signifie certainement que les produits proposés ne collent pas bien aux besoins. Il faut probablement les revoir et les rendre moins contraignants.

« Nous n’avons jamais survendu le microcrédit »

Sébastien L’Aot, Directeur du réseau de l’Adie, explique comment l'association a fait évoluer son offre.
Le microcrédit est né dans les pays du Sud avec l’idée de sortir la population de la pauvreté grâce à l’entrepreneuriat. Il s’est ensuite étendu aux  pays développés. Les objectifs sont-ils similaires dans un pays comme la France ?

 La finalité est la même : lutter contre la pauvreté grâce à l’insertion professionnelle. Mais l’environnement est évidemment très différent.  Dans les pays en développement, l’activité informelle occupe une grande part de l’économie. Le travail ne se concrétise donc pas  nécessairement par la création d’une entreprise.

Le cadre économique et juridique est au contraire plus formalisé dans les pays  industrialisés. En outre, il existe en France un système de protection sociale qui assure un minimum de revenu. Nos clients ne sont donc pas  dans une démarche de survie, comme ce peut être le cas dans les pays du Sud, mais plus dans une logique entrepreneuriale.

Après une période « d’angélisme », le microcrédit a fait face à de nombreuses critiques. Comment avez-vous réagi face à ce revirement?

Tout d’abord, l’Adie n’a jamais survendu le microcrédit avec des objectifs irréalistes. Ensuite, en tant que structure bénéficiant de fonds public, nous avons toujours eu à cœur de justifier notre efficacité via différentes évaluations. Nous avons ainsi défini un score d’exclusion sociale et financière qui mesure, via une douzaine de critères, le niveau d’exclusion de nos clients.

Grâce à cet indicateur, nous pouvons vérifier que nous touchons notre public cible à savoir les personnes en difficulté. Enfin, tous les trois ans, nous réalisons une étude d’impact afin de mesurer le taux de pérennité des entreprises, le chiffre d’affaires moyen, ou encore les créations d’emploi. Ces données nous permettent d’ajuster notre offre afin de mieux accompagner nos clients.

Concrètement, quelles sont les dernières évolutions mises en place ?

Notre prochain objectif est d’accroître le chiffre d’affaires moyen des entreprises soutenues par l’Adie, qui était en 2013 de 32 300€. Pour cela, nous souhaitons développer notre accompagnement sur deux axes : le développement commercial et la gestion des coûts (relations fournisseurs, optimisation des coûts, etc). En parallèle, nous étudions également la création de services en ligne avec une offre d’e-learning.

L’Adie propose également des produits de micro assurance. Comment est née cette offre ?

Elle s’inscrit dans notre volonté d’accroître l’impact de nos actions. Nos clients ont besoin de sécuriser leur activité. Or, soit ils ne disposent d’aucune assurance soit ils ont des garanties surdimensionnées par rapport à la taille de leur entreprise.

Nous avons donc élaboré, en partenariat avec Axa et la Macif, des offres adaptées aux micros entreprises à un coût plus accessible que les produits standards du marché. L’objectif n’est pas de créer une source supplémentaire pour l’Adie mais de proposer un business model pérenne pour les assureurs.