Edito
La juste mesure des risques
Par Ingrid Labuzan
 
 

A la veille de la validation d’une nouvelle réglementation européenne sur le Trading Haute Fréquence, l’ampleur des risques que ce dernier pose fait encore débat.

Toute assomption ferme relative au Trading Haute Fréquence (THF) semble délicate. Chercheurs académiques et régulateurs insistent sur la difficulté de collecter des données sur le sujet, de tirer des enseignements concrets sur l’univers protéiforme du THF. Face à cette difficulté, il serait aisé de conclure que le THF est à l’origine des problèmes observés sur les marchés financiers : flash crashes, assèchement de la liquidité, concurrence accrue, parfois inégale…

Des écueils réels, certes, mais dont la responsabilité incombe-t-elle pour autant uniquement au THF ? Ce serait avoir une vision tronquée que d’affirmer cela et omettre de prendre en compte les évolutions majeures observées ces dernières années : automatisation et fragmentation des marchés, crise économique et financière.

Loin de la longue litanie d’accusations contre le THF relayée dans le débat public, une appréciation fine des effets de l’innovation technologique qu’il représente est nécessaire. Toute action entreprise pour le réguler, l’encadrer, doit répondre à un double objectif : faciliter le fonctionnement du marché et assurer le bien-être de l’investisseur final.

 

Académiciens et régulateurs apportent leurs solutions à ces enjeux. Avec, parmi leurs propositions, un point commun : un appel à une harmonisation de la réglementation à un niveau européen. Un appel qui semble avoir été entendu, puisque la directive européenne MIFID 2, devant encadrer le THF, serait finalisée d’ici la fin de l’année.

Une question se pose désormais, celle des délais de sa mise en application. Car si les effets néfastes habituellement attribués aux Traders Haute Fréquence ne sont pas toujours justifiés, il n’en reste pas moins que ces acteurs se multiplient et accroissent les risques systémiques qui pèsent sur des marchés parfois encore fragilisés par la crise.

 

 

Trading Haute Fréquence : dépasser les idées reçues

Interview de Thierry Foucault, Professeur de Finance à HEC, Paris
 
Face aux maux dont est accusé le Trading Haute Fréquence, les études et les recherches académiques sont encore peu nombreuses. Le résultat de celles qui ont été menées va pourtant à contresens des idées habituellement véhiculées.
 
Le Trading Haute Fréquence (THF) a mauvaise presse, d’après vous quel est son risque principal ?
Thierry Foucault : Les risques associés au THF et ses effets sur le fonctionnement des marchés financiers sont très débattus. Mais ces risques ne sont pas clairement établis, très peu d’études ont été menées. Elles sont d’autant plus difficiles à réaliser que le THF est protéiforme et que son expansion a été concomitante avec d’autres changements majeurs, comme la fragmentation du marché et la crise qui a débuté en 2007. Par ailleurs, les données sont difficiles à obtenir pour les chercheurs. Les rares études académiques ont montré que le THF a plutôt un effet positif sur la liquidité du marché et qu’il augmente la vitesse à laquelle les prix s’ajustent à l’information.  
 
Mais le THF augmente tout de même le risque de flash crash ?
Il est possible que le THF ait augmenté le risque de propagation d’un changement de prix ou de liquidité sur un actif ou une classe d’actifs à d’autres actifs. Souvenez-vous du flash crash de 2010, aux Etats-Unis. La chute de prix brutale d’un contrat à terme s’est répercutée sur les sous-jacents, puis sur les ETFs, tout en s’accompagnant d’un assèchement de la liquidité. Les praticiens mentionnent également une recrudescence de mini flash crashes, c’est-à-dire des mouvements de prix très importants sur une action, rapidement corrigés. Si tel est le cas, cela suggère une plus grande fragilité du marché. Cependant, le rôle joué par le THF dans cette évolution n’est pas clairement établi et je ne connais pas d’études systématiques du phénomène sur une période longue. On peut également penser que l’automatisation accrue des échanges et la fragmentation des marchés jouent un rôle.
 
Alors pourquoi le THF présente-t-il un problème, s’il n’est lié à aucun des risques évoqués ?
Le THF est une innovation technologique : une utilisation renforcée des technologies de l’information dans des activités assez classiques, comme la tenue de marché ou l’arbitrage. Comme toute innovation, elle remet en cause les parts de marché des acteurs traditionnels, en l’occurrence les intermédiaires financiers. Prenons  un exemple. Une des activités des THF est la tenue de marché : ils se portent offreurs et demandeurs de titres et contribuent ainsi à la fourniture de liquidité. L’automatisation de cette activité standard leur permet de réduire leurs coûts de fonctionnement et certains coûts associés à la gestion des risques. Ces gains d’efficacité leur procurent un avantage concurrentiel. Il n’est pas indu, il reflète juste des gains d’efficience liés à l’automatisation. La question est de savoir si ces gains d’efficience sont effectivement transmis aux investisseurs finaux. C’est, à mon avis, un point central sur lequel devrait notamment porter l’attention des régulateurs.
 
La réponse aux risques est-elle plus de régulation ?
La régulation doit s’assurer que la concurrence entre intermédiaires (le « sell-side»), y compris ceux opérant à haute fréquence, est suffisamment intense pour que les investisseurs finaux soient les bénéficiaires des évolutions technologiques.
La réglementation doit également chercher à aplanir les différences de vitesse dans l’accès à l’information financière. Une partie des gains réalisés par les THF proviennent sans doute de leur accès plus rapide à cette information et sont probablement obtenus au détriment des opérateurs plus lents, notamment les investisseurs finaux. Un avantage trop important pour les THF pourrait pousser les investisseurs à déserter les marchés centralisés et s’avérer nocif pour leur bon fonctionnement. La réglementation doit donc porter sur l’offre d’information, qui est le fait des vendeurs d’information, par exemple les bourses.
Enfin, la réglementation doit veiller à ce que les évolutions technologiques récentes ne soient pas source de risque. Une réflexion est ainsi menée sur la mise en place de « coupe-feux », pour éviter une propagation rapide d’un choc de prix d’un marché à l’autre.
 
Que pensez-vous de la suggestion du Président de la Banque Centrale autrichienne, Ewald Nowotny, d’interdire le THF ?
Le THF est le « produit dérivé » d’une tendance plus large : une automatisation croissante du fonctionnement des marchés financiers. Le THF n’est qu’un aspect de cette tendance très difficile à endiguer, d’autant plus qu’elle permet des gains d’efficience dans les services offerts par les intermédiaires financiers.
Il est ni souhaitable, ni faisable, d’interdire le THF. Il faut encadrer cette activité en s’assurant que les gains d’efficience bénéficient aux investisseurs finaux. Il serait plus efficace d’avoir une approche graduelle et de tester, via des expériences pilotes à petite échelle, les diverses initiatives réglementaires.
 
 

Evolution du THF : trouver des normes adaptées

Interview de Frédéric Abergel, Professeur et Directeur de la Chaire de finance quantitative à l’Ecole Centrale Paris
 
Le Trading Haute Fréquence arrive au terme de sa phase d’expansion et devrait à l’avenir se concentrer sur des questions de stratégie. Des stratégies qu’il faudrait encadrer par des normes et une régulation.
 
Le Trading Haute Fréquence (THF) instaure-t-il une concurrence déloyale avec les investisseurs traditionnels, plus lents ?
Frédéric Abergel : Une concurrence s’exerce sur plusieurs niveaux, comme la facilité d’accès au marché, ou à l’information relative au prix, au moment de la transaction. Cette concurrence est certes sévère, mais pas déloyale. Il s’agit plus d’une incitation, pour les acteurs classiques, à s’équiper de moyens technologiques leur permettant de rivaliser avec le THF.
 
Alors comment expliquer les craintes des investisseurs traditionnels à l’encontre du THF ?
Il existe deux types d’investisseurs traditionnels : les investisseurs finaux, parmi lesquels les asset managers, et les intermédiaires, comme les courtiers. L’inquiétude des premiers porte sur la réaction des Traders Haute Fréquence face à leurs ordres : les THF peuvent-ils adapter leur stratégie en fonction des carnets d’ordres des asset managers, et ainsi les désavantager ? Quant aux courtiers, ils se soucient de leur besoin de s’équiper pour rivaliser avec le THF et ne pas faire subir à leurs clients le risque de sélection adverse. Les uns comme les autres ne peuvent plus suivre de stratégie naïve de passages d’ordres massifs, pouvant se traduire par un surcoût.
 
La création de plateformes réduisant volontairement la vitesse de transaction, comme récemment IEX aux Etats-Unis, est-elle un bon moyen de s’affranchir du THF ?
L’instauration d’un marché électronique, avec pour règle « premier arrivé, premier servi », a contribué, au cours des cinq à dix dernières années, à une baisse du coût des transactions et s’est accompagnée de plus de transparence, pour le bénéfice de tous. De plus, la compétition accrue entre les acteurs de marché a amélioré la qualité du service. La transformation du marché n’est donc pas néfaste. Un slow market risque, en revanche, de manquer de liquidités, car il n’est pas attractif pour les market makers, ou teneurs de marché. Attention également à ce que les ordres demeurent visibles. D’une manière générale, la volonté de contourner les marchés électroniques peut mener à un manque de transparence, à la création de dark pools, que l’on aurait beaucoup plus de mal à réguler, car l’information ne serait plus accessible.
 
La course à l’investissement dans les technologies qu’entraîne le THF est-elle tenable ?
D’une part, l’instauration de protocoles normés, de logiciels harmonisés, va faire baisser les coûts de développement. D’autre part, dans la compétition qui fait rage pour gagner quelques millisecondes, les moyens de transmission utilisés sont les micro-ondes, dont le coût est assez faible et qui ne représentent pas un bouleversement en matière d’ingénierie. Je pense que nous sommes plutôt au bout de la course à la vitesse. La phase d’explosion du THF, avec peu d’investissements pour une forte rentabilité, s’achève. Les nouveaux entrants ont du mal à être compétitifs, peu importe leurs investissements. Le marché est en phase de concentration et les nouveaux enjeux ne portent plus sur l’investissement technologique mais plutôt sur les stratégies avec, par exemple, des évolutions autour de la stratégie d’arbitrage statistique.
 
Qui est aujourd’hui à même de contrôler le THF ?
Le contrôle revient aux autorités de marché, comme l’AMF et l’ESMA. Mais il est indispensable qu’elles fassent appel aux chercheurs académiques. Revenons sur la Taxe Tobin, votée en France il y a deux ans. Elle l’a été sans validation scientifique, sans modélisation, ni expérimentation. Il s’agissait avant tout d’une annonce politique. Concernant le THF, une harmonisation européenne, en collaboration avec les chercheurs, est nécessaire. Il est également indispensable d’améliorer la connaissance que l’on a de ces acteurs de marché.
 
Quelles mesures préconisez-vous pour améliorer ce contrôle ?
L’une des mesures recommandées serait de réduire l’arbitrage entre les places, en harmonisant les pas de cotation. Afin de niveler les inégalités technologiques, il est également important de soumettre l’accès au marché et les algorithmes utilisés à des normes. Enfin, il est essentiel d’instaurer des systèmes de coupe-circuits. Des réformes sont en cours avec MIFID 2, mais il faudrait accélérer leur mise en place car, pendant ce temps-là, les acteurs continuent de développer de nouveaux outils, sans être soumis à des normes spécifiques.
 
 

Le régulateur déploie de nouvelles armes

Interview d’Olivier Vigna, Chef économiste et Directeur de la division études, stratégie et risque de l’AMF

 

D’ici la fin de l’année, une nouvelle règlementation, MIFID 2, devrait être élaborée pour régir le Trading Haute Fréquence. Olivier Vigna détaille les avancées que cela représente.

Les principales mesures relatives au Trading Haute Fréquence (THF) qui devraient figurer dans la directive européenne MIFID 2 vous semblent-elles suffisantes ?

Olivier Vigna : La révision de la directive MIF devrait être quasi finalisée d’ici la fin de l’année. Si certaines des mesures envisagées sont maintenues, elles  pourraient présenter cinq avancées très positives, améliorant la régulation et la coordination de la supervision du THF à l’échelle européenne :

– Les acteurs du THF devraient s’enregistrer en tant que prestataires de services d’investissement, tous répondront à des exigences d’organisation interne et de reporting.

– Le contrôle des risques devrait être amélioré, notamment en vérifiant la résilience des systèmes d’information et l’organisation du contrôle interne des Traders Haute Fréquence. Le but est de limiter les défaillances et leur impact sur le marché.

– Un marquage (« flagging ») des algorithmes pourrait être imposé, les THF devraient savoir lier algorithmes et ordres et les tenir à la disposition des régulateurs.

– Des mesures pourraient augmenter la viscosité du marché, notamment en imposant un pas de cotation minimal, pour éviter que le THF ne joue sur des pas de cotation trop fins. Une autre option importante serait de faire en sorte que la structure tarifaire des plateformes n’encourage pas, et au contraire pénalise, les volumes d’ordres excessifs et surtout les annulations d’ordres.

– Enfin, l’ESMA devrait préciser et encadrer les conditions de la colocalisation pour les THF et les tarifications des plateformes boursières.

 Aurait-il également fallu imposer un temps de latence sur les ordres ou un seuil minimum de fonds propres pour les THF ?

Un temps de latence ne nous semble pas nécessaire, tant que les pas de cotation sont harmonisés et que l’on instaure les mesures prises dans l’actuel projet de texte, notamment concernant la structure de tarification des plateformes. Ces mesures sont plus flexibles qu’un temps de latence, qui affecterait des acteurs variés de manière indifférenciée.

Quant à un seuil minimum de fonds propres, qui ne relève pas de la MIF, cela serait inapproprié à un niveau seulement national ou européen. Cela aurait pour effet de déplacer l’activité hors de la zone concernée. L’essentiel, avec des dispositions réglementaires, est qu’elles soient harmonisées et d’un champ géographique le plus étendu possible.

Alors que les règlementations et taxes se renforcent, les bénéfices des THF diminuent. Faut-il craindre des faillites ?

Le profit des THF peut baisser de manière naturelle, parce qu’ils sont plus nombreux. Leur profit est aussi fonction de la tarification des lieux d’exécution, dont l’encadrement, qui devrait être harmonisé en Europe, sera structurant. Si faillites il y a, elles ne tiennent en rien à la régulation. Au contraire, cette dernière doit contribuer à assurer la pérennité des acteurs qui la respectent. La règlementation a pour ambition d’harmoniser le marché et, par conséquent, de réduire les risques systémiques.

Mais quelles seraient pour le marché  les conséquences de faillites en cascade de THF?

Le régulateur est  habilité à intervenir à deux titres : lorsque la réglementation n’est pas respectée et/ou lorsqu’un risque pour la stabilité financière apparaît. Dans un tel cas, les conséquences de faillites peuvent être très importantes : par exemple, si le THF représente une part importante de l’activité d’une entité systémique et qu’une erreur d’algorithme ou une autre défaillance affecte gravement la maison mère ; ou bien si un flash crash frappe les marchés pendant plusieurs heures, voire jours, engendrant une disparition de liquidité.

Compte tenu du poids du THF sur les marchés, faut-il le protéger ou, au contraire, protéger de lui le marché ?

Le rôle de l’AMF est de préserver la stabilité financière et de protéger les investisseurs. Nous considérons que le THF peut être utile, en tant qu’innovation technologique, s’il contribue à la création de richesse collective, s’il apporte de la liquidité au marché et s’il fonctionne suivant des règles internationales harmonisées. Cependant, il présente des risques sérieux, comme les mini flash crashes, la manipulation des prix, la sélection adverse… Pour maîtriser ces risques et prendre en compte l’hétérogénéité des stratégies de THF, les études académiques sont essentielles pour le régulateur, afin d’établir une règlementation flexible et appropriée. C’est un des chantiers sur lesquels nous continuons de travailler et que nous proposerons en 2014 à notre Conseil scientifique. MIFID 2 est adapté à cette hétérogénéité du THF et représente de nets progrès en comparaison avec ce qui existait. Sous réserve bien sûr d’une mise en place rapide et efficace des standards de l’ESMA.