Dans le premier article, l’étude de Stéphane Carcillo, Bérengère Patault et moi-même porte ainsi sur les entreprises, mais dans une perspective inédite. Nous avons collecté les données de plusieurs dizaines de milliers d’arrêts de cour d’appel en matière de licenciement. Cette étude montre que les décisions des magistrats ont un impact significatif sur l’emploi des entreprises condamnées.

Le deuxième texte est consacré à l’ouvrage de Patricia Crifo et d’Antoine Rebérioux, qui effectue un bilan des travaux récents menés sur le rôle des entreprises et l’implication des salariés dans leur gouvernance en explorant plusieurs problèmes essentiels : comment associer les salariés à la gouvernance ? Quels sont les liens entre participation des salariés et performance financière et extra-financière des entreprises ? Quelles sont les pratiques des pays étrangers ?

La troisième interview évoque l’ouvrage d’Anne Revillard, qui dresse un état des lieux interdisciplinaire sur l’emploi des personnes handicapées. Il souligne notamment le manque de travaux d’évaluation sur ce sujet et l’importance de développer une politique de normalisation du handicap au travail.

Quant à l’étude de Cécile Ballini, Mathilde Gaini et Jérémy Hervelin, elle est consacrée à l’insertion dans l’emploi des jeunes en situation de décrochage scolaire. Ces chercheurs ont mené une expérimentation, consistant à envoyer plusieurs milliers de CV fictifs en réponse à des offres d’emploi. Il apparaît que les décrocheurs scolaires ont 25 % de chance en moins d’être rappelés par un employeur que les jeunes titulaires d’un CAP. Néanmoins, pour les décrocheurs,
les formations certifiantes complémentaires améliorent considérablement les chances d’obtenir une offre d’emploi. Les employeurs considèrent que ces formations sont plus efficaces lorsqu’elles sont combinées à une expérience professionnelle.

Enfin, le travail de Mirna Safi montre que les discriminations ethno-raciales sur le marché du travail sont particulièrement fortes en France, notamment envers les personnes originaires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne. Mirna Safi souligne que cette situation résulte en grande partie de la législation qui ne permet, ni de développer de bonnes pratiques, ni de généraliser des actions en faveur des minorités visibles au travail.

Bonne lecture !

Pierre Cahuc, directeur scientifique de la chaire Sécurisation des parcours professionnels

 

QUELLES SONT LES INCIDENCES DES INDEMNITÉS DE LICENCIEMENT SUR LES PME EN FRANCE ?

Le plafonnement des indemnités de licenciement a vocation à favoriser les embauches et à rassurer les employeurs selon les pouvoirs publics, mais aucune preuve empirique n’atteste de l’efficacité de cette mesure. Des chercheurs français ont conduit une étude inédite pour mesurer les effets des indemnités sur l’emploi.

 

Après d’âpres débats juridiques, la Cour de cassation a finalement validé, en juillet dernier, le plafonnement des indemnités de licenciement sans cause réelle et sérieuse (le fameux « barème Macron ») qui avait été instauré par des ordonnances, en septembre 2017, au grand dam des syndicats de magistrats. D’après ces derniers, le caractère abusif d’un licenciement doit s’apprécier en fonction de plusieurs paramètres (secteur d’activité, ancienneté, situation familiale, nature du préjudice subi…) et ne peut pas être standardisé. « Auparavant, les juges avaient une grande liberté dans l’octroi des indemnités de licenciement. Tout ce débat tourne, en fait, autour de la marge d’appréciation optimale à donner aux juges », souligne Bérengère Patault.

Et, dans ce domaine, plusieurs exemples ont été très médiatisés dans lesquels des salariés ont obtenu des indemnités très importantes et ont conduit à la liquidation judiciaire des sociétés condamnées. Pourtant, hormis quelques exemples parfois frappants, aucune étude n’a mis en lumière un lien de causalité clair entre le montant des indemnités accordé par un juge pro-salarié et les effets sur l’emploi des entreprises condamnées. Mais, cela n’a pas empêché plusieurs pays européens de légiférer sur cette question. « Il n’est pas approprié de se baser uniquement sur des exemples, car les affaires sont très hétérogènes et dépendent de plusieurs facteurs distincts », affirme Bérengère Patault. Dans ce contexte, deux grandes problématiques sont à éclaircir : quel est l’effet d’un juge pro-salarié sur le montant des indemnités accordées lors d’un licenciement et quel est l’impact sur l’emploi des entreprises condamnées ?

Hormis quelques exemples parfois frappants, aucune étude n’a mis en lumière un lien de causalité clair entre le montant des indemnités accordé par un juge pro-salarié et les effets sur l’emploi des entreprises condamnées.

UNE ÉTUDE EMPIRIQUE INÉDITE

Alors qu’il y a très peu de littérature académique sur ce sujet et pour répondre aux problématiques mentionnées précédemment, les chercheurs ont réalisé une étude empirique inédite sur des données françaises. Pour ce faire, ils ont extrait plusieurs milliers de décisions de Cours d’appel qui ont eu lieu entre 2006 et 2016.

« Nous nous sommes basés sur les affaires jugées en appel, car les données sont plus facilement disponibles contrairement à celles qui sont traitées dans les conseils prud’homaux. Ce degré de juridiction est également le plus pertinent et le plus cohérent pour observer les effets sur les entreprises car une majorité d’affaires traitées par les conseils prud’homaux font l’objet d’appel », explique Bérengère Patault.

Avant la réforme de 2017, les licenciements étaient, en effet, souvent contestés et faisaient l’objet de beaucoup de procédures en appel, justifiant ainsi davantage la focalisation de l’étude sur les Cours d’appel. Par la suite, les chercheurs ont mesuré le biais de chaque président d’une chambre sociale d’une Cour d’appel, compétente pour juger ces affaires de prud’hommes en dernière instance. Leur objectif étant de catégoriser ces juges en pro-salarié et en pro-employeur. Puis, ils ont utilisé les données administratives et fiscales des entreprises (effectifs, chiffres financiers…) pour les recouper avec les décisions judiciaires liées aux indemnisations de licenciement. « Pour mesurer les biais des juges, nous avons fait des comparaisons entre les décisions d’indemnisation d’un président sortant d’une Cour d’appel et de son successeur », précise Bérengère Patault.

LES COURS D’APPEL SONT PLUS GÉNÉREUSES QUE LES PRUD’HOMMES

Grâce à leurs travaux économétriques, les chercheurs ont pu dégager des résultats intéressants et non des moindres sur les indemnités moyennes de licenciement accordées par les juges. Ainsi, les salariés gagnent dans 66 % des affaires jugées en appel, les montants accordés par les Cours d’appel sont identiques aux décisions des Prud’hommes dans 53 % des cas observés et sont plus élevés dans 36 % des cas. Quant aux indemnités moyennes, elles sont de 12 684 euros dans les Cours d’appels, contre 8 466 euros dans la juridiction inférieure. « Un juge pro-salarié aura tendance à accorder davantage d’indemnités qu’un juge pro-employeur, mais les différences ne sont en fait pas très importantes. En revanche, nous constatons effectivement une très forte hétérogénéité dans les montants octroyés par les Cours d’appel », observe la jeune chercheuse. De fait, la médiane (50 % des affaires) est de six mois de salaire (quand le licenciement a été déclaré sans cause réelle et sérieuse), alors qu’en moyenne les indemnités de licenciement sont de 8 mois. Mais ces chiffres peuvent être encore plus élevés : les indemnités atteignent 16 mois de salaire dans 10 % des cas et 35 mois dans 1 % des affaires !

LES PME AUX FAIBLES RENDEMENTS SONT PLUS VULNÉRABLES

Outre les précieuses et nouvelles indications sur les montants accordés par les juges lors des licenciements, les chercheurs ont analysé l’impact des condamnations sur les embauches des entreprises. Si les effets des jugements sur les grandes entreprises sont quasi-nuls, ce n’est pas le cas des PME, en particulier celles de moins de 100 salariés qui ont un ratio de rendement de l’actif total (ROA en anglais) inférieur à la médiane nationale.

« L’impact des jugements sur les PME peu performantes sont visibles sur plusieurs variables. Ainsi, la première année, nous constatons un gel des embauches. Les deux années suivantes, l’emploi est plus faible, notamment l’emploi à durée indéterminée qui chute très significativement », remarque Bérengère Patault. Nul doute que cette étude scientifique inédite apportera de nouveaux éclairages sur les conséquences des licenciements dans les entreprises, tout en confortant la position des autorités. Néanmoins, au sein de la magistrature, les débats devraient se poursuivre et être animés…

 

« L’OUVERTURE DES CONSEILS D’ADMINISTRATION AUX SALARIÉS EST LÉGITIME »

Si la participation des salariés dans les entreprises est un concept ancien et a été bouleversée par les mutations opérées dans l’organisation du travail et les progrès technologiques, ce domaine multiforme reste en constante évolution. Parmi les raisons, figurent entre autres les excès du capitalisme financier à la suite de la crise financière de 2008, la lutte contre le changement climatique, les évolutions réglementaires (par exemple la loi Pacte en France), ou encore la pression des opinions publiques pour que les entreprises jouent un rôle sociétal en incluant davantage les parties prenantes, en particulier les salariés. Ces derniers sont amenés à prendre plus de poids dans les décisions des entreprises, afin de contribuer à leurs performances financières et extra-financières. Toutefois, de nombreuses interrogations se posent : comment associer les salariés à la gouvernance ? Quels sont les liens entre participation des salariés et performances financières et extra-financières des entreprises ? Que font les pays étrangers dans ce domaine ? Pour répondre à ces problématiques, Patricia Crifo et Antoine Rebérioux ont récemment publié aux Presses de Sciences Po un ouvrage intitulé La Participation des salariés, dans lequel ils synthétisent et critiquent les pratiques existantes. Dans cet entretien pour l’Institut Louis Bachelier (ILB), les auteurs livrent les principales observations de leur démarche scientifique.

 

ILB : La participation des salariés aux décisions de l’entreprise est en pleine évolution en France, pouvez-vous revenir sur le contexte dans lequel s’inscrit votre ouvrage ?
Patricia Crifo et Antoine Rebérioux : L’année 2018 a, en effet, été très riche en France sur ce sujet. Des rapports ont été publiés, notamment celui élaboré par Jean‑Dominique Sénard et Nicole Notat, et de nombreux débats sur les missions de l’entreprise ont eu lieu dans le cadre de l’élaboration de la loi Pacte. C’est dans ce contexte que le Code civil a été modifié pour la première fois depuis plus de 200 ans avec l’objectif de mettre l’entreprise au service de l’intérêt général plutôt que de ses seuls actionnaires. En clair, cela revient à réfléchir à la manière dont les entreprises peuvent intégrer l’intérêt social et environnemental dans leurs activités.
En Europe, un groupe de travail sur la finance verte et durable a été créé. Il n’est pas directement lié aux rôles des entreprises, mais ce mécanisme converge avec le fait de remettre le salarié et la société au coeur de l’entreprise.

Pendant plus de 200 ans, la suprématie des actionnaires a été un principe juridique fort.

Quels sont les enjeux liés à la participation des salariés dans l’entreprise ?
PC et AR : La participation des salariés peut être comprise et analysée de manière assez différente, selon la perspective dans laquelle on se place : organisation du travail, négociations salariales, intéressement et participation financière, ou codétermination. Notre objectif a été de mettre en commun plusieurs champs de l’économie dans quatre chapitres cohérents. Si la littérature économique a été très abondante sur l’organisation du travail, les négociations salariales et la participation financière des salariés, le rôle des salariés en matière de gouvernance et de responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE) n’a pas connu la même attention. Nous avons voulu renouveler ce champ de recherche en apportant un éclairage nouveau, notamment avec ces deux derniers domaines de recherche qui sont plus récents dans la littérature et en pratique.

Justement, comment la gouvernance a-t-elle évolué dans les entreprises privées françaises ?
PC et AR : La remise en question de la valeur actionnariale au profit d’autres parties prenantes a débouché sur des débats intenses en 2018. La réforme du Code civil a, pour certains, fait planer la menace d’une inflation juridique et d’une possible ouverture à d’autres parties prenantes, au-delà des salariés. Mais les salariés ne sont pas des parties prenantes comme les autres : de par leur participation physique, opérationnelle, déléguée et financière à l’entreprise, les salariés ont une légitimité à la participation au contrôle et aux décisions stratégiques dans les instances de gouvernance. Ils sont une « partie constituante » (plus que prenante) de l’entreprise, car engagés à long terme dans l’entreprise par le biais de contrats et de capital humain par exemple. L’ouverture des conseils d’administration aux salariés est alors légitime.

Où se situe la France dans ce domaine par rapport à ses voisins européens ?
PC et AR : La France ne fait pas figure d’exception dans l’ouverture des instances décisionnelles de l’entreprise aux salariés. En Europe, 13 pays sur 27 ont ouvert les conseils d’administration d’entreprises privées aux salariés. Contrairement à ce que nous entendons souvent, ce concept n’est donc pas spécifiquement allemand, mais plutôt européen. Toutefois, la France s’est engagée dans ce mouvement assez tardivement avec la loi de sécurisation de l’emploi, promulguée en juin 2013, alors qu’en Allemagne la codétermination existe depuis la République de Weimar et a été complétée après la Seconde Guerre mondiale. Cette forme constitue clairement le mécanisme le plus abouti de participation des salariés aux décisions de l’entreprise.

Et par rapport aux États-Unis dont le modèle est différent ?
PC et AR : Outre-Atlantique, l’ouverture de la gouvernance des entreprises aux salariés peut sembler aberrante. Cependant, le système américain est très typique et centré sur la préservation de la valeur actionnariale pour protéger les intérêts des actionnaires minoritaires. Ces derniers sont souvent des petits épargnants qui capitalisent pour leurs futures retraites et n’ont pas forcément toutes les informations nécessaires par rapport à des actionnaires plus importants (fonds d’investissements, hedge fund…). En revanche, en Europe et au Japon, le capitalisme est moins dispersé avec des parties prenantes plus nombreuses qui ont davantage de contre-pouvoirs qu’aux États-Unis.

Comment renforcer la codétermination en France ?
PC et AR : En France, le dialogue social en entreprise – institutionnalisé par le droit du travail (négociations collectives, droits du comité d’entreprise…) et nourri par les dispositifs managériaux de partage de l’information et de consultation – est essentiel, mais les droits des représentants élus ne vont pas jusqu’à permettre une véritable codétermination, et la négociation ne porte pas sur des décisions véritablement stratégiques. Les salariés ne sont donc pas fondamentalement impliqués dans les choix stratégiques majeurs à travers ce dialogue. C’est véritablement la prise de conscience de la RSE et du développement durable qui amène les entreprises vers une plus grande ouverture aux attentes des parties prenantes, en particulier des salariés.

La RSE est donc compatible avec une plus grande participation des salariés aux décisions de l’entreprise…
PC et AR : Oui, c’est un bon moyen de répondre aux attentes de la société. Nous ne pouvons que constater la défaillance des États en matière d’environnement pour diverses raisons. C’est donc aux entreprises de s’emparer de cette problématique. D’autant plus que la part de l’État et des entreprises pourrait représenter jusqu’à 75 % de l’effort à fournir en matière de réduction de l’empreinte carbone moyenne pour respecter les objectifs de l’accord de Paris, selon une estimation du cabinet Carbone4. Il nous semble que la participation des salariés aux décisions les plus stratégiques est un moyen d’accroître la responsabilité sociétale des entreprises.

Quelles sont vos recommandations pour les entreprises ?
PC et AR : Il faut de la rigueur pour évaluer les dispositifs, de la cohérence dans leurs mises en place et combiner plusieurs pratiques sans les opposer entre elles. Par exemple, l’augmentation des femmes dans les conseils d’administration des entreprises s’inscrit dans la bonne direction, mais, si elles n’occupent pas des postes clés dans certains comités, l’intérêt est limité. Idem pour la hausse du nombre de salariés au sein des conseils d’administration, ils doivent être clairement associés aux prises de décisions et y participer.

La prise de conscience de la RSE et du développement durable impose des entreprises une plus grande ouverture aux attentes des parties prenantes, en particulier des salariés.

Pour conclure, quel est l’impact de la participation des salariés sur les performances financières des entreprises ?
PC et AR : Tout d’abord, il est assez difficile de l’estimer empiriquement. Cependant, la participation des salariés doit être pensée comme un levier de performance pour les entreprises. En associant, en impliquant davantage les salariés et en combinant plusieurs types de participation salariale (organisation, négociation, financière, gouvernance et RSE), les entreprises pourront compter sur des salariés plus productifs. C’est du gagnant-gagnant. C’est en tout cas ce qui ressort de la plupart des études en la matière, portant sur l’Allemagne ou les pays scandinaves.

« IL EST ESSENTIEL D’INTÉGRER LA QUESTION DU HANDICAP DE FAÇON TRANSVERSALE DANS L’ACTION PUBLIQUE »

Les personnes handicapées connaissent de nombreuses difficultés pour s’insérer sur le marché du travail. Pour analyser ce phénomène, la sociologue Anne Revillard a dressé un état des lieux interdisciplinaire (sociologie, économie, droit, psychologie sociale, histoire, science politique…) sur les problématiques d’emploi des personnes handicapées dans son dernier ouvrage intitulé Handicap et Travail, publié en mai dernier aux Presses de Sciences Po, sous l’égide de la chaire Sécurisation des parcours professionnels. Dans cet entretien, elle revient sur les principales observations de son travail scientifique.

 

ILB : Quels constats peut-on faire sur la place des personnes handicapées sur le marché du travail ?
Anne Revillard : Avant d’aborder le fond, le premier constat important est celui de la rareté des recherches menées en France, par contraste avec l’état de la littérature internationale et l’ampleur des enjeux sociaux et politiques concernés. Nous sommes face à un sujet encore peu investi par la recherche universitaire en France, si bien que les données quantitatives et analyses dont nous disposons relèvent essentiellement de sources administratives ou ministérielles comme la DARES et la DREES, ainsi que les rapports réguliers réalisés par les inspections des affaires sociales ou des finances. Le décalage est particulièrement patent entre le foisonnement des dispositifs d’action publique et la rareté de leur évaluation systématique. Ce qui ressort de ce travail, c’est d’abord un appel à l’investigation empirique.

Pour revenir à la question initiale, à partir de la littérature internationale et des données disponibles en France, le constat dominant est celui d’une double marginalité, par rapport à l’emploi et dans l’emploi :

– Parmi les 2,7 millions de bénéficiaires de l’obligation d’emploi, 35 % étaient en emploi et 19 % au chômage en 2015, alors que le taux d’emploi dans la population générale était de 64 % et le taux de chômage de 10 %. Le taux de chômage des personnes administrativement reconnues comme handicapées est donc près du double de celui de la population générale. Ce taux est, par ailleurs, susceptible de sous-estimer la réalité de la situation, car la frontière entre chômage et inactivité s’avère particulièrement ténue pour les personnes handicapées. Parmi les chômeurs, les personnes handicapées constituent un public en moyenne plus âgé, moins qualifié, et plus touché par le chômage de longue durée.

– La population handicapée en emploi, quant à elle, est plus âgée et moins diplômée que l’ensemble de la population et occupe plus souvent des postes moins qualifiés, moins prestigieux et moins rémunérateurs. En 2017, selon l’enquête Emploi de l’INSEE, 45 % des travailleurs en emploi reconnus administrativement comme handicapés avaient 50 ans ou plus, contre 29 % dans l’ensemble de la population en emploi, et 60 % avaient un niveau de diplôme égal ou inférieur au CAP/BEP (contre 39,5 %). Nous notons également parmi eux une surreprésentation des ouvriers (32,3 %, contre 21,6 % dans la population sans handicap) et des employés (35 % contre 27,4 %), ainsi qu’une sous-représentation des cadres et professions intellectuelles supérieures (7,7 % contre 17,8 %).

Parmi les chômeurs, les personnes handicapées constituent un public en moyenne plus âgé, moins qualifié, et plus touché par le chômage de longue durée.

Cette marginalité se retrouve-t-elle également au niveau du temps partiel subi ?
AR : En effet, la plus forte fréquence du travail à temps partiel au sein de cette population constitue une autre manifestation de sa fragilité par rapport à l’emploi. D’après l’INSEE, en 2017, 33,4 % des travailleurs en emploi reconnus comme handicapés travaillaient à temps partiel, contre 18,6 % pour l’ensemble de la population en emploi. Ces personnes invoquent plus souvent des raisons de santé pour expliquer leur choix d’un temps partiel (50,2 %, contre 7,4 % dans l’ensemble de la population en emploi à temps partiel), mais 31,4 % disent ne pas avoir trouvé d’emploi à temps plein (contre 44 % dans la population d’ensemble). Ce temps partiel est donc en partie contraint.

Et au niveau de leurs revenus ?
AR : Une des conséquences majeures de cette position marginale sur le marché du travail est effectivement une pauvreté structurelle : 65 % des personnes reconnues comme handicapées n’avaient aucun revenu du travail en 2015, contre 36 % de la population d’ensemble. Parmi celles disposant de revenus du travail, la distribution de ces derniers est nettement concentrée sur les tranches les plus basses comparée à la population générale : 26,4 % disposent de moins de 10 000 euros par an, contre 11,4 % dans la population d’ensemble en emploi, et 9,3 % ont plus de 30 000 € par an (contre 20,4 %).

Comment expliquer cette marginalité par rapport à l’emploi ?
AR : Il faut d’abord préciser que cette situation n’est pas propre à la France et s’observe dans d’autres pays. Il y a différents processus à distinguer derrière les effets agrégés mesurés par les statistiques. D’une part, l’effet de la survenue d’une limitation fonctionnelle à la naissance, l’enfance ou l’adolescence sur les résultats socio-économiques (incidence du handicap sur la scolarisation, mais aussi discriminations à l’embauche à diplôme égal). D’autre part, le fait que les métiers les moins prestigieux et les moins rémunérateurs soient aussi les plus générateurs de handicap : les accidents du travail et les maladies professionnelles sont plus fréquents chez les ouvriers, par exemple. Qui plus est, l’effet de la survenue d’un handicap sur une trajectoire professionnelle déjà amorcée pose la question du maintien en emploi et des possibilités de progression professionnelle après la survenue d’un handicap. Pour résumer, la plus forte prévalence des situations de handicap parmi des personnes déjà marginalisées sur le marché du travail vient accentuer la marginalité produite par l’incidence du handicap sur l’emploi. Cette incidence passe par plusieurs mécanismes. Dans certains cas, mais pas toujours, les difficultés de santé et les altérations fonctionnelles dues au handicap peuvent induire une limitation de la capacité de travail, en termes de disponibilité temporelle, de capacités et/ou de productivité.

Les personnes handicapées sont-elles moins formées ?
AR : Nous notons effectivement un défaut de formation et de qualification, mais celui-ci n’explique pas tout, comme le montre le constat d’importantes inégalités à diplôme égal : parmi les personnes possédant un niveau de diplôme d’au moins bac +3, le taux d’emploi était en 2017 de 84,8 % pour les personnes valides, contre 56,1 % pour les personnes disposant d’une reconnaissance administrative du handicap.

Et du côté des réticences des employeurs…
AR : Les employeurs peuvent en effet se montrer réservés. Je soulignais précédemment la rareté des recherches en France, mais sur cette question il faut préciser que des chercheurs français travaillant sur le handicap ont été pionniers dans le recours au dispositif de testing pour mesurer les discriminations : en 1992, Jean-François Ravaud, Béatrice Madiot et Isabelle Ville ont montré, à partir de l’envoi de candidatures fictives à 2 228 entreprises, qu’une personne valide très qualifiée avait 1,78 fois plus de chances de recevoir une réponse positive d’un employeur qu’une personne paraplégique très qualifiée, ce facteur passant à 3,2 fois pour des personnes non qualifiées. Des travaux plus récents, menés aux États-Unis, au Québec et en France, confirment cette tendance. Les réticences des employeurs à l’embauche et au maintien en emploi ont également été documentés par des travaux plus qualitatifs.

Quels sont les dispositifs d’action publique existants ?
AR : La politique mise en oeuvre est assez complexe avec une sédimentation de dispositifs s’ajoutant les uns aux autres au fil des décennies. L’accompagnement des travailleurs passe par des dispositifs spécifiques comme les Cap emploi, qui interviennent en complément de Pôle Emploi. Pour les employeurs, l’OETH (Obligation d’emploi des travailleurs handicapés) joue un rôle prépondérant avec un quota d’emploi de 6 % fixé par la loi. Cette dernière mesure est centrale dans la politique publique.

Quelles recommandations pouvez-vous faire en matière de politiques publiques ?
AR : Tout d’abord, il est essentiel de développer des évaluations et études d’impacts systématiques des dispositifs existants. Par exemple, l’OETH doit être mieux évaluée. De plus, la formation et l’accompagnement des demandeurs d’emploi demeurent insuffisants. Si le défaut d’accompagnement renvoie à une difficulté structurelle des politiques de l’emploi en France, les obstacles à la formation obéissent pour partie à des raisons plus spécifiques au domaine du handicap (défauts d’accessibilité et d’aménagement des formations). Mais les personnes handicapées font surtout face à d’importantes discriminations. Les expériences étrangères, britanniques et états-uniennes notamment, montrent que la seule prohibition juridique des discriminations ne suffit pas à y mettre fin. Des politiques plus interventionnistes sont nécessaires du côté de l’offre et de la demande. Dans cette optique, la tradition française d’une politique volontariste en direction des employeurs, avec l’OETH, constitue un atout.

En outre, le travail protégé et le travail en milieu ordinaire concernent actuellement des publics différents et les passerelles entre les deux sont très faibles. Une réforme récente de l’OETH supprime la sous-traitance au secteur protégé et adapté comme modalité possible de réponse à l’obligation d’emploi. S’il est possible que cette réforme favorise une progression de l’emploi direct, il est très peu probable qu’elle constitue un mécanisme efficace de transition de personnes handicapées actuellement en milieu protégé vers le milieu ordinaire. C’est donc beaucoup plus dans la politique d’emploi accompagné qu’il s’agit d’investir. En ce qui concerne les politiques de maintien en emploi, les services dédiés manquent structurellement de moyens et plusieurs dispositifs juridiques mériteraient d’être révisés : l’obligation de reclassement fait l’objet de nombreux contournements, et le conditionnement de plusieurs interventions à une démarche de Reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) limite les possibilités d’interventions précoces, ainsi qu’au plus près de l’évolution des besoins des travailleurs.

Il est essentiel de développer des évaluations et études d’impacts systématiques des dispositifs  existants.

Dans le dernier chapitre de votre ouvrage, vous parlez de « normaliser le handicap au travail » : qu’entendez-vous par là ?
AR : Dans le champ du handicap, l’idée de « normalisation » fait facilement grincer des dents, puisqu’elle renvoie traditionnellement à l’entreprise de réadaptation, datant du début du xxe siècle, et consistant en une intervention visant à « normaliser » la personne handicapée elle-même pour la rendre à nouveau capable de travailler.

Cependant, dans ce dernier chapitre, je retourne la problématique, je ne parle plus de normaliser la personne handicapée mais de normaliser le handicap au travail, c’est-à-dire d’en faire une composante habituelle et normale de l’organisation de travail. Cette idée s’inspire des réflexions portant sur le rôle des normes organisationnelles dans la production d’autres inégalités sociales, notamment de genre et ethno-raciales. De même que la sociologie a mis en lumière comment les normes organisationnelles correspondent à un modèle de travailleur masculin, elle gagne à réfléchir à la façon dont ces normes supposent un modèle de travailleur valide. Il s’agit donc de modifier ces normes pour qu’elles incorporent la réalité de la diversité des profils des personnes, en intégrant la possibilité du handicap. Un tel tournant engage la culture organisationnelle dans son ensemble (flexibilité, réactivité, formalisation des procédures, attention prêtée aux individus dans leur diversité…). Insistons aussi sur la dimension très concrète des transformations en jeu, un sujet volontiers théorisé par les entreprises à travers le seul prisme d’un changement d’attitude qu’une simple campagne de communication suffirait à provoquer. Ces transformations engagent des dispositifs matériels (rampes, équipements techniques, logiciels), des changements dans l’organisation spatiale et temporelle du travail (aménagement des horaires, télétravail), et surtout la définition de procédures (information systématique relative au handicap à l’ensemble des salariés, formation, procédure claire de demande et de suivi des aménagements).

Pour conclure, cette normalisation du handicap au travail est aussi tributaire de celle susceptible d’intervenir dans le reste de la société : l’efficacité des politiques relatives à l’emploi des personnes handicapées est tributaire de celle d’autres politiques publiques, notamment en matière d’éducation, d’accessibilité, de compensation ou de logement. Il est donc essentiel d’intégrer la question du handicap de façon transversale dans l’action publique, selon une démarche de disability mainstreaming, qui consiste à intégrer une réflexion de l’impact sur les personnes handicapées dans la conception et la mise en oeuvre de toutes les politiques publiques.

COMMENT AMÉLIORER L’INSERTION PROFESSIONNELLE DES JEUNES DÉCROCHEURS SCOLAIRES ?

Alors que la France consacre des fonds importants aux politiques actives de l’emploi, les jeunes âgés de 15 à 24 ans sont durement touchés par le chômage, en particulier les jeunes en situation de décrochage scolaire. Des chercheurs ont effectué une expérimentation de terrain pour identifier des solutions, afin de mieux insérer cette catégorie de population sur le marché du travail.

 

En France, le chômage des jeunes (15/24 ans) reste un phénomène structurel très important. L’an dernier, 20,8 % de cette catégorie d’âge était sans emploi, d’après l’Insee, soit plus du double de la moyenne nationale. « Le taux de chômage des 15/24 ans n’est jamais passé sous la barre des 15 % depuis les années 1980. Depuis la crise financière, ce taux est même au-dessus des 20 %. Parmi ces jeunes, ceux qui n’ont pas de diplôme sont souvent les plus touchés », observe Jérémy Hervelin.

Il faut dire que la France fait figure de mauvaise élève en la matière par rapport aux pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) dont le chômage des jeunes atteint en moyenne 10 %. Et pourtant, l’Hexagone consacre un budget conséquent, de l’ordre de 1 % de son PIB, aux politiques de l’emploi dites actives (aides directes, formation, contrats aidés…), tandis que les pays européens dépensent environ 0,7 % de leur PIB et 0,1 % pour les États-Unis.

Pour expliquer ces mauvais chiffres de la France, certaines études ont notamment mis en lumière le manque de compétences des jeunes. Il est vrai que, sur ce point, les lacunes françaises sont criantes : de nombreux jeunes sortent chaque année du système scolaire sans diplôme, ni qualification. Ils ont alors le plus de risque de rentrer dans la catégorie des NEET (Not in Education, Employment or Training, une expression qui signifie ni étudiant, ni employé, ni stagiaire). « L’an dernier, 80 000 jeunes ont décroché du système scolaire, ce chiffre commence à se stabiliser en dessous de 100 000 depuis 2016. Ce phénomène reste, toutefois, très important », constate Jérémy Hervelin.

UNE EXPÉRIMENTATION DE TERRAIN ALÉATOIRE

Pour y voir plus clair sur la précarité des jeunes décrocheurs scolaires sur le marché du travail et l’efficacité des politiques mises en place, les chercheurs ont réalisé une étude aléatoire de terrain à partir d’une opération de testing. « Cette méthode permet d’éviter les biais de sélection entre les jeunes, afin de pouvoir établir des comparaisons entre personnes ayant des caractéristiques similaires », affirme Jérémy Hervelin. Concrètement, les chercheurs ont construit 10 000 CV fictifs de décrocheurs scolaires âgés de 18 ans pour mesurer leur attractivité auprès des entreprises. Ils ont ensuite divisé ce large échantillon en quatre profils types distincts :

– des décrocheurs inactifs durant deux ans ;

– des décrocheurs qui ont suivi une formation professionnelle de 7 mois validée par une certification nationale de niveau V (titulaire d’un CAP) ;

– des décrocheurs avec une période d’un an d’expérience professionnelle grâce à un contrat aidé (Emploi d’avenir) ;

– des décrocheurs avec une période d’un an d’expérience professionnelle grâce à un contrat aidé (Emploi d’avenir), associée à une formation certifiante externe de niveau V.

À côté de ces quatre profils de décrocheurs scolaires, les chercheurs ont établi un groupe de contrôle comprenant des jeunes titulaires d’un CAP (niveau V), obtenu après une formation de deux ans en lycée professionnel ou en CFA, afin de faire des comparaisons entre eux. Après cette étape, les chercheurs ont envoyé les CV fictifs à 10 000 offres pour des emplois de cuisinier ou de maçon dans l’Hexagone. « Nous avons choisi ces deux métiers, car ils sont en tension et nous permettent d’étudier les différences de taux de rappel des employeurs pour nos différents profils de décrocheurs », explique Jérémy Hervelin.

LES DÉCROCHEURS SCOLAIRES SONT MOINS VALORISÉS PAR LES RECRUTEURS

Les taux de rappel des entreprises aux différentes candidatures ont été considérés positifs lorsque les jeunes étaient recontactés pour un entretien d’embauche, des demandes d’informations complémentaires ou l’attribution directe du poste. Sans surprise, les jeunes les plus rappelés sont ceux appartenant au groupe de contrôle détenteurs d’un CAP, à hauteur de 28 %. À l’opposé, les jeunes inactifs depuis deux ans ont le taux de rappel le plus faible, à 10 %. Entre ces deux catégories, les décrocheurs, ayant également obtenu un CAP à la fin d’une année d’expérience par le biais d’un programme actif, ont un taux de rappel compris entre 25 et 28 %.

« L’obtention d’un diplôme après un an de travail via un programme actif permet de combler le décrochage scolaire aux yeux des entreprises », analyse Jérémy Hervelin. Quant aux jeunes ayant suivi une formation certifiante, ils ont un taux de rappel de 22 %, le même que les décrocheurs avec un an d’expérience. Ces différents résultats ont permis aux chercheurs d’identifier certaines caractéristiques propres aux jeunes décrocheurs sur le marché du travail :

« En moyenne, les décrocheurs scolaires ont 25 % de probabilités en moins d’être rappelés que les non-décrocheurs titulaires d’un CAP. Ce chiffre peut varier de 6 % à 90 %, selon le profil du jeune, celui de l’entreprise et de l’emploi visé. Ainsi, un décrocheur inactif depuis deux ans a 90 % de chance en moins d’être rappelé par rapport à notre groupe de contrôle s’il postule dans le secteur public. » Et d’ajouter : « La hiérarchie des profils est la même quelles que soient la taille de l’entreprise et le type de contrat visé. Par ailleurs, les grandes entreprises privilégient davantage les diplômes par rapport à l’expérience et les taux de rappel sont plus élevés pour les contrats temporaires comparés aux contrats permanents. »

DES PASSERELLES ENTRE L’ÉCOLE ET LE MONDE PROFESSIONNEL SONT À PRIVILÉGIER

Si le travail scientifique des chercheurs contient quelques limites comme le fait d’avoir choisi des métiers en tension dont les taux de rappel sont logiquement plus élevés, de se concentrer uniquement sur le taux de rappel et pas forcément l’embauche effective, ou de ne pas prendre en compte les formations sans diplôme, il fournit des indications intéressantes sur les mesures qui fonctionnent davantage que d’autres et des recommandations pour améliorer les politiques en vigueur :

« Quand un jeune décroche du système scolaire, il faut qu’il soit orienté vers une formation certifiante le plus tôt possible pour accroître son employabilité auprès des entreprises, car elles accordent beaucoup d’importance aux diplômes. Par ailleurs, le développement de passerelles entre l’école et le monde professionnel, comme l’apprentissage, constitue une solution pour éviter un nombre trop élevé de décrocheurs scolaires qui sont ensuite les plus fragiles sur le marché du travail », conclut Jérémy Hervelin.

LES DISCRIMINATIONS ETHNO-RACIALES AU TRAVAIL, UNE AMBIGUÏTÉ FRANÇAISE

Les programmes pour favoriser l’emploi des personnes issues des minorités visibles ne semblent pas très efficaces en France dans un contexte où les statistiques ethno-raciales y sont interdites par la loi. Une chercheuse a réalisé une étude empirique inédite pour analyser les conditions d’implémentation de ce type de programme, ainsi que les caractéristiques des personnes y participant.

 

«L’universalisme et le caractère indivisible de la République, qui ne distinguent pas les particularités des individus, font de la France un pays colorblind (Ndlr : daltonien) sur le plan institutionnel », souligne Mirna Safi. Et pourtant, les discriminations ethno-raciales, notamment au travail, sont très fortes dans l’Hexagone, en particulier envers les personnes originaires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, comme l’ont démontré de nombreuses recherches fondées sur des testings. Une méta-étude récente, fondée sur une centaine de testings réalisés dans neuf pays, montre même que la France est en tête de peloton. Selon le rapport annuel 2018 du Défenseur des droits : « L’emploi demeure le premier domaine concerné par des discriminations qui interviennent tout au long de la carrière ». L’origine étant ainsi la deuxième cause de discrimination, derrière le handicap, invoquée dans les réclamations effectuées à cet organisme public.

DES POLITIQUES PUBLIQUES PEU AMBITIEUSES

En dépit de ce contexte institutionnel colorblind, certaines initiatives ont été mises en place au début des années 2000, notamment avec la Charte de la diversité en 2004 et un label Diversité en 2008.

« À cette période, il y a eu un certain engouement pour lutter contre les discriminations subies par les minorités. Toutefois, la Charte et le label se sont peu à peu étendus aux autres discriminations en s’éloignant progressivement de l’objectif de lutte contre les discriminations ethno-raciales ce qui met en lumière les difficultés à instaurer des politiques ambitieuses, efficaces et spécifiques dans ce domaine », constate Mirna Safi.

Si le monde économique, incarné par le secteur privé, s’est emparé de cette problématique avec davantage de détermination que l’État, l’absence de cadre législatif n’a pas permis de déboucher sur de bonnes pratiques, ni de généraliser des actions en faveur des minorités visibles au travail.

Les discriminations ethno-raciales, notamment au travail, sont très fortes dans l’Hexagone, en particulier envers les personnes originaires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne.

UNE APPROCHE MICRO NOVATRICE

En partant des constats précédents, la chercheuse s’est intéressée à ces dispositifs publics de « discrimination positive à la française » (affirmative action en anglais) pour les évaluer et analyser les caractéristiques des personnes qui y participent. « Si la littérature en sociologie économique a été abondante sur le management de la diversité, aux États-Unis et aussi en France, la contribution de cette recherche est de documenter le fonctionnement de ces programmes anti-discrimination à l’échelle micro en s’intéressant non seulement aux organismes et personnes en charge de les concevoir et de les implémenter, mais aussi à leurs destinataires », affirme Mirna Safi.

La chercheuse a ainsi particulièrement travaillé sur un programme dont l’objectif a été de mettre en relation des entreprises employeuses et des candidats issus des minorités visibles entre 2006 et 2011. « Ce programme était pionnier dans la lutte contre les discriminations ethno-raciales à l’époque. Mes objectifs étaient multiples : identifier les catégories de personnes ciblées, sachant que le cadre institutionnel ignore les différences liées aux origines ; observer la manière dont ces personnes indiquent les caractéristiques qui les rendent éligibles au programme ; et analyser leur vécu des discriminations ethno-raciales sur le marché du travail », explique Mirna Safi.

Pour ce faire, elle a analysé près de 600 CV reçus dans le cadre de ce programme et enquêté auprès d’une vingtaine de personnes l’ayant fréquenté. De plus, elle a conduit de multiples entretiens avec des employés de la structure qui le mettait en oeuvre et avec plusieurs hauts fonctionnaires travaillant dans le domaine de la lutte contre les discriminations.

L’absence de cadre législatif n’a pas permis de déboucher sur de bonnes pratiques, ni de généraliser  des actions en faveur des minorités visibles au travail

L’AUTOCENSURE EST TRÈS PRÉSENTE AU SEIN DES MINORITÉS VISIBLES

Grâce à ce protocole empirique à la fois quantitatif et qualitatif, la chercheuse a pu dégager certaines observations sur le public visé par le programme de soutien à l’emploi des minorités visibles. « Les personnes concernées par le dispositif ont eu du mal à y adhérer et à s’y reconnaître. Elles semblent même s’efforcer à éclipser tout signe qui indiquerait leurs origines dans leurs CV et leurs lettres de motivation » détaille Mirna Safi. Et d’ajouter : « Même lorsque des personnes ont été discriminées au travail en raison de leurs origines, elles minimisent l’incidence de leur origine sur leur trajectoire professionnelle et trouvent d’autres raisons qui pourraient expliquer ces traitements ».

Finalement, le dispositif n’a pas atteint les résultats escomptés : entre 2006 et 2011, seulement 500 recrutements ont été réalisés. « Malgré la présence de la problématique ethno-raciale sur le marché du travail dans le débat public, le cadre institutionnel et politique n’a pas évolué. Or, sans un soutien de l’État, les dispositifs de lutte contre les discriminations liées aux origines auront du mal à porter leurs fruits » conclut Mirna Safi.