Alors que l’intelligence artificielle (IA) agite les milieux économiques, Philippe Aghion, professeur d’économie au Collège de France, a livré des éclairages sur ce sujet au cours du premier petit-déjeuner, organisé conjointement par l’Institut Louis Bachelier et AT Kearney et qui s’est déroulé le 26 juin, dans les locaux parisiens du cabinet de conseil.

L’IA est un thème particulièrement en vogue : les médias y consacrent de nombreuses couvertures de presse, les politiques cherchent à l’appréhender davantage, notamment avec la publication récente du rapport du mathématicien et député Cédric Villani, et les entreprises, en particulier du numérique, accroissent leurs efforts de R&D dans ce domaine.

Parallèlement à cet intérêt grandissant, l’IA semble menaçante, en termes de destructions d’emplois, pour de nombreux secteurs de l’économie, suscitant des doutes quant à son potentiel pour la croissance.

Le progrès technique ne tombe pas du ciel

Dans la théorie économique néoclassique, le progrès technique et l’innovation tombent du ciel et sont exogènes à la croissance économique. Cette vision très simplificatrice a notamment été modélisée par l’économiste américain Robert Solow dans les années 1950.

« Avec certains collègues, nous avons une manière différente d’observer la croissance par rapport  aux néoclassiques. Nous avons développé un nouveau paradigme shumpétérien pour endogénéiser le progrès technique. Ce dernier provient des investissements des entreprises, donc il faut les favoriser avec des politiques de croissance adéquates », a expliqué Philippe Aghion au début de son exposé, tout en ajoutant que : « Notre modèle a été testé sur des données empiriques des entreprises. Ce nouveau paradigme permet d’expliquer la stagnation séculaire et la baisse de la productivité ».

Sur ces deux derniers points – largement portés par l’économiste américain Robert Gordon et sa parabole de l’arbre fruitier, qui affirme que les principaux fruits de la croissance ont déjà été cueillis – Philippe Aghion a un avis opposé en assurant que : « La croissance de la productivité est mal mesurée dans les modèles néoclassiques. » Cet aspect contribuerait donc à minimiser l’impact de la révolution numérique sur la croissance économique.

 

Philippe Aghion durant son intervention chez AT Kearney, le 26 juin dernier. (Crédits : Stine Hansen)

 

L’IA a des effets mitigés sur la croissance

Après être revenu sur le contexte théorique sous-jacent au progrès technique et à la croissance, Philippe Aghion est entré dans le vif du sujet concernant l’IA et son impact sur l’économie réelle. Il faut dire que l’automatisation de la production de certains biens et services, ainsi que l’amélioration de la production d’idées ont forcément des répercussions positives et négatives sur la croissance économique.

« Entre 1993 et 2015, nous avons analysé l’effet de la robotisation sur les destructions d’emploi en France : l’effet est négatif surtout chez les travailleurs les moins qualifiés, tandis qu’il est nul chez les plus qualifiés », a affirmé l’économiste. Ce résultat plaide ainsi pour une amélioration des systèmes éducatifs et des mécanismes liés à la formation professionnelle.

Quid des impacts de l’IA sur les salaires ? Philippe Aghion apporte aussi des éléments de réponse : « Les technologies tendent à faire baisser les salaires et à augmenter les inégalités. Toutefois, les entreprises innovantes proposent des salaires supérieurs aux autres, notamment pour les travailleurs les moins qualifiés. Ce résultat contre-intuitif s’explique par le fait que ces entreprises externalisent énormément les tâches à faible valeur ajoutée, mais qu’elles sont tout de même obligées d’en conserver en interne. Par conséquent, elles retiennent, avec des salaires plus élevés, les meilleurs éléments parmi les moins qualifiés. »

Quant à l’effet de l’IA sur les créations d’entreprises, il est positif, car les besoins d’investissement nécessitent justement des entreprises pour les réaliser.

Les institutions publiques doivent s’adapter

Alors l’intelligence artificielle serait-t-elle la troisième révolution industrielle tant attendue qui permettrait de sortir du régime actuel de croissance faible ?

Sans être catégorique sur cette question, Philippe Aghion émet plutôt des propositions pour faire cohabiter l’innovation numérique avec la croissance : « La stagnation séculaire et le manque de croissance s’explique par le fait que les grandes entreprises du numérique américaines (les GAFAM) aspirent les marges et les parts de marché du secteur. Cette situation nécessite ainsi des politiques de la concurrence fortes et adaptées, malgré la grosse barrière que constitue l’accessibilité aux données. Peut-être qu’il faudrait inventer de nouveaux instruments. »

Parmi les pistes de politiques publiques à instaurer, l’économiste, proche d’Emmanuel Macron, recommande notamment la mise en place d’une flexisécurité sur le marché du travail, à l’image des pays scandinaves ou encore le renforcement des lois antitrust, alors que les États-Unis sont plutôt dans une optique inverse. En clair, les institutions doivent s’adapter au progrès technique.

Des voies intéressantes à explorer pour faire mentir les Cassandre sur la stagnation de la croissance économique.