Pilier de notre protection sociale, l’assurance maladie est un des plus gros postes de la dépense publique. De ce fait, les dépenses de santé sont une cible des ajustements budgétaires annoncés, avec l’idée que d’importants gains d’efficience sont possibles. Pourtant, les économistes sont encore peu présents dans les décisions politiques en matière de santé. En France, les mécanismes économiques sont incompris du corps médical et trop souvent ignorés des responsables administratifs ou politiques. Pourtant, il est fondamental de comprendre les mécanismes en jeu pour que l’assurance maladie offre une bonne couverture sans faire déraper les dépenses de santé, pour identifier les sources des inégalités sociales de santé, pour maîtriser efficacement les tarifs des soins, en bref pour que l’action publique permette d’atteindre les objectifs que le pays s’est fixés en matière de protection sociale et de santé.

La Chaire Santé de la Fondation du Risque vise à fédérer les meilleurs chercheurs en économie de la santé sur des questions importantes pour les politiques publiques. Soutenue par la MGEN et le groupe Istya, la Chaire Santé est un programme de recherche du LABEX Louis Bachelier Finance et croissance durable. Son ambition est de contribuer à améliorer la qualité du débat sur les questions d’efficience et de régulation du système de santé. Les projets de recherche financés s’organisent autour de thèmes touchant à l’organisation des systèmes d’assurance maladie, à la régulation de l’offre de soins, aux inégalités des chances en santé, à la valeur accordée par les individus à la santé et aux liens entre santé et travail. Ce numéro présente quelques-uns des travaux réalisés dans trois de ces thématiques.

Le premier article est issu des travaux réalisés par une équipe regroupée autour de Marc Fleurbaey. Une grande enquête a été réalisée auprès de plus de 3000 individus pour connaître la valeur qu’ils attribuent à une bonne santé, ainsi que leurs anticipations pour les décennies à venir en matière de santé, de revenu et de longévité. Cet article montre que les individus ont une très grande incertitude sur leur longévité, un fait souvent négligé dans la modélisation des décisions en matière de retraite, d’assurance vie ou de comportements de prévention, alors qu’il est susceptible d’en modifier les prédictions théoriques.

Deux articles s’intéressent aux revenus des médecins. Les syndicats de médecins réclament continuellement une augmentation de leurs tarifs conventionnels ou la réouverture du secteur 2, où les dépassements d’honoraires sont autorisés. Elise Coudin, Anne Pla et Anne-Laure Samson étudient l’impact sur l’activité des généralistes du gel en 1990 de leur accès au secteur 2. Brigitte Dormont et Anne-Laure Samson examinent si les revenus des généralistes sont suffisants pour maintenir l’attractivité de cette profession. Repérer un impact des conditions de travail ou du passage à la retraite sur la santé a de fortes conséquences sur la conception d’ensemble de la protection sociale. Si allonger l’âge de la retraite dégrade la santé des individus, l’évaluation des réformes en cours doit intégrer des effets sur le bien-être et sur les dépenses de santé au-delà du bouclage financier du régime d’assurance vieillesse. L’article d’Eve Caroli et Mathilde Godard montre que la perception d’une insécurité de l’emploi dégrade la santé des individus, mais de façon limitée à court terme. Hélène Blake et Clémentine Garrouste montrent que la réforme des retraites de 1993 a entraîné une dégradation de la santé des moins diplômés.

 

 

Une longévité très incertaine

Hommes et femmes planifient leurs projets en fonction de la longévité qu’ils espèrent avoir. Il est donc important de comprendre la manière dont ils l’évaluent. Leur approche est-elle juste ? Si les individus intègrent bon nombre de facteurs rationnels, ils savent également qu’ils ne peuvent connaître avec certitude leur espérance de vie. Un doute qui se traduit dans leurs comportements. 

D’après l’article “Individual uncertainty on longevity” de Brigitte Dormont, Anne-Laure Samson, Marc Fleurbaey, Stephane Luchini, Erik Schokkaert, Clémence Thébaut, Carine Van de Voorde, et un entretien avec Brigitte Dormont.

Sans nécessairement s’en rendre compte, les particuliers basent nombre de leurs décisions sur une estimation de leur durée de vie. Un investissement sur le long terme, un placement pour la retraite, ou encore une volonté de maintenir une alimentation équilibrée, ces décisions pourraient être fortement modifiées si chacun connaissait précisément sa durée de vie. Pourquoi bloquer son revenu sous forme d’épargne si une vie écourtée nous empêche par la suite de profiter des revenus engendrés ? Comprendre la manière dont les individus estiment leur espérance de vie est donc essentiel. Pourtant, peu d’études existent sur ce sujet. Face à ce constat, Brigitte Dormont et ses coauteurs ont réalisé une enquête auprès d’un échantillon composé de 3331 Français. Comment évaluent-ils leur espérance de vie ? Sur quels critères se fondent-ils ? Les paramètres utilisés sont-ils rationnels ? Leur estimation est-elle proche de la réalité ? Au final, quel degré de confiance accordent-ils à cette espérance de vie ?

 Une espérance de vie sous-estimée mais rationnelle

Autant de questions auxquelles les chercheurs apportent des éléments de réponse. La première étape porte sur le calcul de l’espérance de vie subjective, c’est-à- dire la longévité escomptée par l’individu. Chaque sondé est interrogé sur sa probabilité de survie après 50 ans, 60 ans, et ce jusqu’à 90 ans. La distribution des probabilités ainsi recueillies permet de calculer l’espérance de vie subjective de chaque individu. Les résultats sont très contrastés, avec des écarts importants entre les personnes. Il en ressort une moyenne de 77,3 ans pour les hommes et de 78,8 ans pour les femmes, des chiffres bien en deçà de la réalité mesurée dans les tables de mortalité. Les tables de l’Ined notent une espérance de vie plus longue de 8 à 9 ans pour les hommes et les femmes. 

L’incertitude des individus vis-à-vis de leur longévité est conforme à la variabilité des durées de vie observée sur une cohorte éteinte

Si les individus sous-estiment leur espérance de vie, ils intériorisent bien l’impact des différents facteurs de longévité : maladies, situation socioéconomique et mode de vie. Les personnes aux faibles revenus se dotent ainsi d’une espérance de vie plus faible. De même, hommes et femmes distinguent très bien les maladies qui peuvent présenter un enjeu vital, comme les maladies cardiovasculaires, des autres qui gâchent la qualité de vie sans affecter la longévité (migraines, lumbago…). Mais l’illustration la plus frappante de la bonne connaissance des Français en matière de santé se trouve du côté des comportements à risque : “Les fumeurs interrogés réduisent leur espérance de vie subjective de près de 6 ans, indique Brigitte Dormont, soit précisément les résultats des études épidémiologiques sur le sujet. Ils ont donc parfaitement conscience de l’impact du tabac sur leur longévité.”

Des estimations très incertaines

La durée de vie demeure toutefois très incertaine en raison des nombreux aléas qui peuvent entrer en jeu. Les particuliers en sont-ils conscients ? Les auteurs ont voulu estimer cette incertitude en construisant pour la première fois un indicateur dédié. Il en ressort une très forte incertitude des individus vis-à-vis de leur longévité : l’écart type anticipé est de 15 ans pour les quadragénaires et encore de 10 ans pour les personnes de 55 ans. En moyenne, il dépasse dix ans. Un tel doute est-il justifié ? Correspond-il à la réalité ? Pour le savoir, les chercheurs ont comparé ces résultats à des statistiques calculées sur une cohorte éteinte. En effet, il faut que tous les individus d’une cohorte soient morts pour pouvoir observer la variabilité de leurs longueurs de vie.

Analyser la durée de vie des personnes nées en 1900, désormais toutes décédées, permet de mesurer les disparités de longévité entre les individus. Il se trouve que les résultats obtenus sont concordants avec les anticipations des sondés. “L’incertitude des individus vis-à-vis de leur longévité est donc conforme à la réalité, explique Brigitte Dormont. Elle reflète les très grandes inégalités en matière de durée de vie.” Certes, l’espérance de vie globale de la population augmente, mais cette hausse cache de fortes différences au niveau individuel. Des différences que les particuliers observent dans leur entourage et intègrent dans leurs anticipations.

 Des conséquences économiques et sociales  

 Ces résultats permettent de mieux comprendre certains comportements. Si l’on a déjà une pension offerte par un système public qui assure un niveau de vie minimal, il est logique de privilégier une sortie d’assurance vie en capital plutôt qu’une rente si on doute de sa longévité. Cette incertitude peut aussi expliquer en partie les réticences des citoyens à retarder l’âge de la retraite pour travailler plus longtemps, puisque rien ne leur garantit, au niveau individuel, la durée passée en retraite. Les conséquences doivent aussi s’envisager en matière de santé publique. “L’efficacité d’une campagne de prévention est affaiblie par une forte incertitude sur la longévité, poursuit Brigitte Dormont. Gagner 3 ans d’espérance de vie supplémentaires, grâce à l’arrêt du tabac par exemple, semble séduisant.

Mais ce gain est relativisé, si l’incertitude sur la longévité, c’est- à-dire son écart type anticipé, dépasse 10 ans.” Actuellement, de nombreuses politiques économiques ou sanitaires se basent sur l’espérance de vie, sans tenir compte du fait qu’une grande incertitude affecte la longévité, et que les individus en sont conscients. Intégrer cette dimension de la décision permettrait, sans doute, de mieux anticiper les réactions des particuliers et l’impact de différentes mesures.

Travailler plus longtemps peut-il être nocif pour la santé ?

L’allongement de l’espérance de vie, tout comme le contexte budgétaire, conduisent les politiques à encourager le travail des séniors et à reculer l’âge du départ à la retraite. Ces décisions peuvent-elles avoir des conséquences sur la santé physique ou morale des individus ? Les salariés sont-ils tous égaux face à de telles réformes ou certaines catégories socio-professionnelles sont-elles plus affectées ?

D’après l’article d’Hélène Blake et Clémentine Garrouste “Collateral effects of a pension reform in France” et un entretien avec les auteures.

Depuis une vingtaine d’années, les réformes des retraites se succèdent avec les gouvernements. Si les textes diffèrent, ils ont toujours une même conséquence : reculer l’âge du départ à la retraite. Des décisions guidées par des objectifs économiques mais dont les répercussions sociales sont encore peu connues… Ces mesures remettent en lumière la question de la relation entre travail et santé. Le travail a-t-il des répercutions sur l’état physique et psychologique des salariés ? L’allongement de la vie active peut-il être nocif ? Certaines catégories de population sont-elles plus sensibles que d’autres aux réformes ? Ces questions, plus que jamais d’actualité, font débat dans le milieu académique.

Il faut dire que l’évaluation des effets du travail sur la santé soulève plusieurs difficultés. D’une part, les études réalisées sont difficilement comparables entre elles, du fait des divergences méthodologiques et des différences institutionnelles, économiques et sociales entre les pays étudiés. D’autre part, les chercheurs sont confrontés à un problème de double causalité : le travail peut avoir des effets positifs ou négatifs sur la santé, mais avoir une bonne santé conditionne l’accès à un emploi. C’est ainsi que de nombreuses personnes cessent leur activité pour des motifs de santé. Il s’agit donc de déterminer si l’individu est en moins bonne santé car il ne travaille plus, ou s’il cesse de travailler du fait d’un mauvais état de santé.

La retraite, c’est la santé…

Pour répondre à cette problématique, Hélène Blake et Clémentine Garrouste ont considéré l’impact de la réforme Balladur de 1993. Cette dernière a donné lieu à deux principaux changements. Tout d’abord, la durée de cotisation est allongée : le nombre de trimestres requis pour bénéficier d’une retraite à taux plein est passé de 150 (37,5 ans) à 160 trimestres (40 ans). Ensuite, le calcul du salaire de référence, qui sert à établir le montant de la retraite de base a été modifié : il s’appuie désormais sur la moyenne des salaires des 25 dernières années, au lieu des 10 dernières années précédemment. Ces deux paramètres incitent les individus à travailler plus longtemps. “Cette réforme constitue un choc exogène, explique Clémentine Garrouste. Autrement dit, il s’agit d’un évènement, non lié à la santé, qui affecte le choix des travailleurs de poursuivre, ou non, leur activité professionnelle.

La santé des hommes non diplômés s’améliore lors du départ à la retraite

Nous évitons ainsi le problème de double causalité.” Les chercheuses se sont appuyées sur les données du Baromètre santé de l’INPES (Institut National de prévention et d’éducation pour la Santé) qui évalue la santé physique, mentale et la vie sociale des sondés, afin de mesurer l’évolution de la santé des seniors suite à cette réforme. Elles montrent ainsi un effet positif de la retraite sur la santé. Toutefois, les résultats sont variables selon les catégories de la population. Les premiers bénéficiaires sont les hommes non diplômés qui voient leur état physique nettement amélioré par le passage à la retraite. “Cela s’explique certainement par le fait que les moins diplômés exercent les métiers les plus pénibles physiquement”, avance Hélène Blake. Les plus diplômés, quant à eux, profitent de leur retraite pour développer leur vie sociale. Disposant de plus de temps libre, ils voient leurs proches plus régulièrement.

…surtout pour les non diplômés

Les auteures ont ensuite comparé l’évolution de la santé des salariés du privé, touchés par la réforme, à celle des salariés du public, non concernés. Même si le niveau de santé des deux groupes diffère, les deux indices devraient théoriquement suivre la même courbe d’évolution. Or, les auteures constatent que la santé des salariés du privé se dégrade plus rapidement que celle des salariés du public. La réforme a donc bien des conséquences négatives sur la santé. Les non diplômés sont là encore les premiers touchés, confirmant les résultats précédents. Cette dégradation de la santé peut à la fois s’expliquer par l’allongement de la période active, mais aussi par l’effet revenu de la réforme. Le calcul de la pension ayant été modifié, les retraites sont plus faibles compliquant, par exemple, l’accès aux soins.

La réforme des retraites de 1993 a eu des conséquences négatives sur la santé et a généré, en particulier, une dégradation de la condition physique des moins diplômés. Est-ce à dire que toutes les décisions prises pour décaler l’âge de la retraite ont et auront de telles répercussions ? La réponse doit être prudente car la structure de la population évolue, notamment en termes de niveau d’éducation. Les travailleurs d’hier ne sont pas ceux d’aujourd’hui, ce qui peut changer les résultats. Les conclusions de l’étude incitent néanmoins à mieux considérer les effets indésirables des réformes.

Ces derniers doivent être inclus dans l’évaluation globale d’une politique, tant du point de vue social qu’économique. Ainsi, les coûts générés par la dégradation de la santé des travailleurs “âgés” sont à déduire des économies réalisées par le recul de l’âge de la retraite. Des mesures spécifiques, ciblant les personnes les moins diplômées, sont certainement nécessaires. En ce sens, la création d’un compte pénibilité, qui doit permettre à certains salariés de bénéficier d’un départ anticipé, est un premier pas dans la prise en compte de ces problématiques.

BIOGRAPHIE

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 Clémentine Garrouste est maître de conférences à l’Université Paris-Dauphine. 

 

 

photoHBlake

 

Docteure en économie, Hélène Blake travaille à la Direction générale du trésor sur les questions de redistribution (fiscalité, politiques familiales…).

 

 

La peur du chômage nuit à la santé

Les sondages rappellent régulièrement que l’emploi est une préoccupation majeure des Français. La crise maintient le chômage à un taux élevé et accroît par là même le sentiment d’insécurité de l’emploi éprouvé par les salariés. Un sentiment qui n’est pas neutre pour la santé.

D’après l’article “Does job insecurity deteriorate health ?” de Eve Caroli et Mathilde Godard ainsi qu’un entretien avec Mathilde Godard.

La perte d’un emploi est un choc. Sur le plan professionnel et personnel mais aussi sur le plan sanitaire. Plusieurs études ont démontré les répercussions d’un tel évènement : santé dégradée, voire même une augmentation du risque de mortalité. L’impact est donc très important. Mais, fort heureusement, les épisodes de licenciement demeurent rares dans la vie d’un salarié. Reste qu’avec un taux de chômage qui dépasse les 10 % et des plans de restructuration qui se succèdent, la peur d’être licencié est, pour sa part, bien présente dans l’esprit des travailleurs. Cette simple peur peut-elle également avoir des répercussions ? Les travailleurs se sentant en insécurité sont-ils en moins bonne santé que les autres ? Ces questions sont au cœur des recherches de Mathilde Godard et Eve Caroli. Avec les crises successives, la notion de sécurité de l’emploi a progressivement fait place à un sentiment d’insécurité. Un sentiment évidemment présent chez les personnes en contrats précaires mais pas seulement… Les auteures ont ainsi centré leurs travaux sur les salariés employés en contrat à durée indéterminée. “Nous voulions distinguer précarité et insécurité, explique Mathilde Godard, et également voir si les salariés les plus « privilégiés » éprouvaient un sentiment d’insécurité.”

Évaluer le sentiment d’insécurité

Pour ce faire, les chercheuses se sont appuyées sur la vague 2010 de l’Enquête Européenne sur les Conditions de Travail, qui porte sur des individus vivant dans une vingtaine de pays européens. Elle interroge notamment les sondés sur la probabilité qu’ils ont, selon eux, de perdre leur emploi dans les prochains mois. Dans un premier temps, elles observent, de façon brute, le lien entre insécurité et santé. Elles constatent une corrélation entre ce sentiment et l’ensemble des paramètres de santé à l’exception des maladies cardiovasculaires. Ces maladies se développent toutefois sur le long terme, il est donc cohérent qu’elles n’apparaissent pas dans les résultats, limités aux effets à court terme.

Une telle observation est toutefois insuffisante car elle peut cacher divers biais. “Évaluer le lien entre insécurité et santé est un exercice difficile car il existe un risque d’endogénéité, explique Mathilde Godard. D’un côté, l’insécurité de l’emploi peut avoir des conséquences délétères sur la santé des individus, notamment via l’effet du stress. De l’autre, les individus en mauvaise santé peuvent être forcés d’occuper des emplois instables. Tomber malade peut également accroître la peur de perdre involontairement son emploi. Au-delà de cette causalité dans les deux sens, certaines caractéristiques inobservables des individus (être pessimiste par exemple), expliquent conjointement le fait de déclarer un fort sentiment d’insécurité de l’emploi ainsi qu’une mauvaise santé.

Dans ce cadre, il est difficile d’identifier l’impact de l’insécurité de l’emploi sur la santé indépendamment de ces effets.” Les auteures ont donc tenté de prédire le sentiment d’insécurité d’un individu, via des critères exogènes. C’est ce qu’on appelle la méthode des variables instrumentales. Cette technique permet d’éliminer les différents biais liés à la causalité dans les deux sens et aux caractéristiques inobservables propres à chaque individu.

Deux paramètres ont ainsi été définis : le niveau de licenciement naturel du secteur dans lequel travaille l’individu, c’est-à-dire non lié aux conditions macro-économiques, estimé par le taux de licenciement du secteur aux États-Unis (pays où la législation du travail est très souple) et, le degré de protection de l’emploi, tel qu’il est défini dans la législation du pays. Cette donnée est fournie par l’OCDE. Les chercheuses utilisent l’interaction de ces deux paramètres. “Les secteurs qui licencient beaucoup sont les plus contraints par une législation protectrice, poursuit Mathilde Godard. Un salarié d’un secteur licenciant beaucoup se sentira donc d’autant moins en insécurité que les dispositifs institutionnels visant à protéger l’emploi sont plus restrictifs dans son pays.”

La crainte de perdre son emploi augmente les maladies liées au stress

Des impacts limités à court terme

En croisant ces deux éléments, les auteures construisent un instrument permettant de prédire de manière exogène le sentiment d’insécurité d’une personne, puis d’estimer son impact sur son niveau de santé. Les résultats sont alors plus robustes, et prouvent le lien de causalité entre sentiment d’insécurité et dégradation de la santé. La crainte de perdre son emploi n’est pas neutre sur le plan sanitaire. L’étude fait néanmoins apparaître des impacts relativement limités. En effet, le sentiment d’insécurité génère uniquement des affections liées au stress telles que des problèmes de peau, une fatigue oculaire, ou des maux de tête.

Les conséquences sont donc bien moindres que celles engendrées par un licenciement. Mais la prudence reste de mise. “Il ne s’agit effectivement pas de maladies lourdes. Cependant, notre étude ne porte que sur les effets à court terme de l’insécurité, nuance Mathilde Godard. Que se passe-t-il lorsqu’un salarié est soumis quotidiennement à un sentiment d’insécurité durant plusieurs mois ou années ? Quelles seraient les répercussions sur son état physique à long terme ? Des études complémentaires seraient nécessaires pour répondre à ces questions.” Enfin, en montrant que même des personnes travaillant en CDI éprouvent parfois un sentiment d’insécurité, l’étude interpelle. Si les salariés les plus “privilégiés” développent des maladies, même bénignes, liées au stress, qu’en est-il des plus précaires…

BIOGRAPHIE

Godard

 

 

Mathilde Godard termine sa thèse à l’Université Paris-Dauphine et au laboratoire de micro-économétrie du CREST.

 

 

 

L'encadrement des tarifs des médecins est-il efficace ?

En 1990, la possibilité de s’installer en secteur 2 et, par là même, de pratiquer des dépassements d’honoraires a été restreinte à une catégorie de médecins très particulière. Cette mesure, prise principalement pour assurer une équité entre les patients, s’avère-t-elle efficace ? Quel est son impact sur l’activité des généralistes ?

D’après l’article d’Elise Coudin, Anne Pla et Anne-Laure Samson “GPs’ response to price regulation : evidence from a French nationwide reform” ainsi qu’un entretien avec Anne-Laure Samson.

En France, les secteurs de conventionnement réglementent, depuis 1980, les tarifs pratiqués par les médecins. Les praticiens du secteur 1 sont ainsi tenus de respecter le tarif fixé par la Sécurité Sociale, mais bénéficient en échange d’une prise en charge de leurs cotisations sociales par la caisse maladie. Leurs homologues du secteur 2, quant à eux, sont libres de fixer le montant de leurs honoraires. La possibilité de pratiquer des dépassements a rapidement été saisie, posant alors la question de l’accessibilité des soins. En effet, ces dépassements restent à la charge des patients ou de leurs complémentaires. Si les dépassements d’honoraires deviennent la norme, comment garantir une équité entre les patients ?

L’État a donc décidé, en 1990, de limiter l’accès au secteur 2 à une catégorie de médecins bien spécifique. Seuls ceux ayant cumulé, pendant quelques années à l’issue de leur thèse, une activité de recherche à une pratique hospitalière peuvent désormais prétendre à ce secteur. Conséquence directe de cette nouvelle règle, la part des généralistes optant chaque année pour le secteur 2 est passée de 12 % à 1 %. Elise Coudin, Anne Pla et Anne Laure Samson se sont appuyées sur cette réforme pour évaluer l’impact du secteur de conventionnement sur l’activité des médecins généralistes. La régulation des tarifs a-t-elle des conséquences sur le nombre et la nature des soins effectués ? L’encadrement des honoraires permet-il d’accroître l’accès aux soins ? Quel est l’impact de cette mesure sur les revenus des médecins et sur les dépenses de l’assurance maladie ?

Plus de patients suivis

Pour répondre à ces questions, les auteures ont analysé l’activité des généralistes qui ont été contraints de s’installer en secteur 1, alors qu’ils auraient opté pour le secteur 2 avant la réforme. Cette population représente environ 11 % des généralistes, soit la différence entre la proportion des généralistes installés en secteur 2 juste avant 1990 (12 %) et celle des généralistes installés en secteur 2 juste après la réforme (1 %). L’étude utilise des données sur des médecins observés en 2005 et 2008, soit 15 à 18 ans après la réforme, mettant ainsi en lumière les conséquences à long terme de cette régulation. Les premiers effets identifiés de la régulation des tarifs portent sur l’activité des médecins.

Les généralistes contraints de s’installer en secteur 1 effectuent plus d’actes que s’ils exerçaient en secteur 2 : entre 46 % et 51 % de plus. L’augmentation est particulièrement sensible chez les hommes. “La hausse de l’activité peut s’expliquer de deux manières, explique Anne-Laure Samson. Soit elle résulte de ce que nous appelons la demande induite : les médecins prescrivent plus d’actes que nécessaires pour compenser la régulation des prix. Soit elle est due à une augmentation du nombre de patients suivis.”

Or, les données montrent que 60 % de la hausse de l’activité est générée par de nouveaux patients. Les 40 % restant sont lié à une augmentation du nombre des actes, essentiellement des consultations et visites, tandis que le volume d’actes techniques, pourtant plus rémunérateurs, reste stable. La hausse de l’activité n’est donc pas due à de la demande induite mais bien à un meilleur accès aux soins. L’encadrement des tarifs a un impact positif sur l’activité des généralistes qui suivent plus de patients.

Une hausse des revenus pour les hommes

Le second volet étudié est l’impact de l’encadrement des tarifs sur les revenus des médecins. Face à l’interdiction d’effectuer des dépassements d’honoraires, quels sont les comportements adoptés par les praticiens du secteur 1 ? Essayent-ils de compenser ce contrôle des prix par d’autres sources de revenus ? La première option serait d’accroître l’activité salariée en clinique ou en hôpital. Une hypothèse qui ne se confirme pas dans les faits : les médecins n’exercent pas plus en salarié que ce qu’ils auraient fait en secteur 2. Ils choisissent plutôt d’optimiser leur activité libérale, en tirant parti des systèmes de forfaits. Outre le tarif de base d’une consultation, un généraliste reçoit une prime pour certains actes ou soins.

Les actes de pédiatrie, le suivi de malades de longue durée en tant que médecin traitant ou encore les gardes et astreintes sont autant de tâches valorisées financièrement. Des distinctions entre hommes et femmes sont là encore à noter : les premiers sont plus nombreux à exercer des gardes et astreintes. Résultat : les hommes médecins contraints d’exercer en secteur 1 ont au final un revenu supérieur à celui qu’ils auraient perçu en secteur 2. Les femmes, pour leur part, voient leurs revenus baisser. Cet écart s’explique à la fois par des différences dans le nombre d’actes et le volume de gardes assurées.

Bien que l’étude ne porte que sur une petite partie de la population des médecins, elle fournit des éléments d’information sur les conséquences de la régulation tarifaire. Le contrôle des tarifs s’avère positif pour les patients, qui d’une part bénéficient d’une consultation à un prix accessible, et d’autre part ont un meilleur accès aux généralistes. Cette plus large accessibilité a cependant des répercussions sur le plan financier. Le nombre d’actes augmentant, le montant des remboursements pesant sur l’assurance maladie devient plus lourd. L’ampleur de cette augmentation reste toutefois modérée, puisqu’elle ne concerne que peu de généralistes, et parmi eux, uniquement les hommes.

BIOGRAPHIE

Coudin Elise

 

Elise Coudin est administratrice de l’INSEE et, au moment de la rédaction de cet article, chercheure au CREST. Elise est titulaire d’un doctorat en sciences économiques de l’université de Montréal et de l’EHESS. 

Samson Anne Laure

 

 

Anne-Laure Samson est Maitre de Conférences en économie à l’Université Paris Dauphine au sein du Laboratoire d’économie et de gestion des organismes de santé (LEDa-Legos).

 

 

Les revenus des médecins généralistes sont-ils suffisants?

Dans tous les pays développés, les médecins sont parmi les professions les mieux rémunérées. En France, ils demandent régulièrement une revalorisation des tarifs conventionnels. A les écouter, le montant de leurs honoraires est trop faible pour assurer l’attractivité de la profession. Les médecins sont-ils réellement mal payés dans l’Hexagone ? Brigitte Dormont et Anne-Laure Samson répondent à cette question en comparant les revenus des généralistes du secteur 1 avec les revenus des cadres supérieurs du privé qui sont issus des Grandes Ecoles.

 

D’après l’article de Brigitte Dormont et Anne-Laure Samson “Does it pay to be a general practitioner in France ?”, ainsi que d’un entretien avec Brigitte Dormont.

“Mal payés”, “dévalorisés”, les médecins généralistes font régulièrement entendre leur mécontentement. Actuellement, les négociations sur la future loi santé sont l’occasion pour eux de demander une revalorisation du tarif de leurs consultations, fixé aujourd’hui à 23 euros. Les médecins invoquent leurs niveaux d’études et de responsabilité à l’appui de cette revendication. La profession serait insuffisamment rémunérée au vu des compétences exigées. Ces demandes sont-elles légitimes ou les médecins ont-ils un niveau de vie équivalent à celui de personnes ayant un niveau de formation similaire ?

Comparer cadres supérieurs et médecins

Pour répondre à ces questions, Brigitte Dormont et Anne-Laure Samson ont comparé les revenus des médecins généralistes du secteur 1, qui n’ont pas le droit de pratiquer des dépassements d’honoraires, avec les revenus des cadres supérieurs. Ces derniers, issus des grandes écoles, ont réussi, comme les médecins, un concours très sélectif et ont un haut niveau de compétences. Mais leurs études sont plus courtes. Une comparaison pertinente des carrières des cadres et des médecins nécessite de prendre en compte le manque à gagner que connaissent les médecins à cause d’études plus longues et d’un début de carrière plus tardif.

Dans ce but, il importe d’avoir des données longitudinales pour suivre les individus au cours du temps, et ce dès leur début de carrière. En se basant sur des données de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (Cnamts) et de l’Insee, les chercheuses ont constitué des échantillons représentatifs des individus des deux professions. Une définition homogène du revenu est nécessaire : pour les cadres, il s’agit du revenu net, hors charges sociales employeur et salarié. Grâce à des données fiscales, il a été possible de construire un indicateur comparable pour les médecins : leurs honoraires nets de l’ensemble des charges professionnelles.

Un début de carrière plus tardif pour les médecins

En raison de la longueur de leurs études, les médecins débutent leur carrière beaucoup plus tardivement, environ six années après les cadres. Les revenus qu’ils obtiennent in fine compensent-ils le manque à gagner qu’ils subissent en début de carrière ? “Pour répondre à cette question, il faut raisonner de façon intertemporelle en calculant les revenus cumulés perçus sur l’ensemble de leur carrière par les médecins et les cadres”, déclare Brigitte Dormont. En théorie, les cadres supérieurs commencent à percevoir des revenus, après cinq années d’études, à 24 ans. A ce même âge, les futurs médecins sont toujours étudiants. Ils le restent encore pendant l’internat, au cours duquel ils perçoivent une rémunération faible, puis effectuent quelques années en tant que médecins remplaçants avant l’installation dans leur propre cabinet.

Au final, les médecins démarrent leur carrière en moyenne cinq années après les cadres supérieurs. Une fois installés, ils doivent attendre l’âge de 32 ans pour que leurs revenus rejoignent puis dépassent ceux des cadres. “Pour savoir si le supplément de revenus perçu par les médecins à partir de l’âge de 32 ans compense leur manque à gagner initial, ajoute Brigitte Dormont, nous calculons la richesse des individus, c’est-à- dire la valeur actualisée de leurs revenus cumulés, à partir de l’âge de 24 ans”. Les auteures peuvent alors comparer les distributions de richesses des médecins et des cadres, en utilisant des critères de dominance stochastique1 . L’idée est de se placer dans la situation d’un(e) étudiant(e) brillant(e) qui veut choisir entre une Grande Ecole ou des études médicales. Il ou elle ne sait pas à quelle place dans la distribution des richesses il ou elle sera situé(e) une fois cadre ou médecin. Placé(e) sous un “voile d’ignorance”, il ou elle ne peut que comparer les distributions.

Les femmes ont intérêt à être médecins

La réponse évolue avec les âges. A 30 ans, il est plus avantageux d’être cadre. Les médecins dé- butent alors tout juste leur carrière, et la distribution de leurs richesses est dominée par celle des hauts managers du privé. C’est encore le cas dix ans plus tard, à 40 ans. Mais à 48 ans, le résultat change, avec une distinction entre les sexes. Pour les hommes, les deux professions sont désormais à égalité : les distributions de richesses ne sont pas significativement différentes entre médecins et cadres. Il n’en va pas de même pour les femmes. Les femmes médecins ont un net avantage financier par rapport aux femmes cadres. “L’écart de richesse met en évidence les différences de fonctionnement entre travail libéral et salariat, souligne l’auteure. 

Dans les entreprises, les femmes salariées subissent une pénalité importante en termes de promotion et donc de rémunération à cause des périodes de maternité. Les femmes très qualifiées ont une promotion ralentie ce qui impacte durablement leur salaire.” En libéral, par contre, le niveau du revenu dépend directement du nombre de consultations et de soins délivrés. Une femme médecin peut ainsi parfaitement ralentir son rythme de travail à une période donnée, puis reprendre une activité complète quelques années plus tard. Elle rattrape alors le niveau de revenu de ses confrères. “Le ralentissement momentané de son activité n’a pas de conséquence définitive sur sa carrière, contrairement aux salariées.”

Sur un plan strictement financier, les revendications de revalorisation des honoraires des médecins n’apparaissent pas justifiées. Les hommes médecins gagnent aussi bien leur vie que les hauts managers, et les femmes médecins ont même des niveaux de richesse supérieurs à ceux des femmes cadres. Ceci contribue à expliquer l’immense succès des études médicales auprès des femmes, qui représentent aujourd’hui plus de 60 % des étudiants de médecine.

1 Quelle que soit sa place au sein de la distribution, est-il plus intéressant d’être médecin ou cadre ?