Un peu moins de dix ans après le déclenchement de la plus violente crise depuis les années 1930, le contexte économique et financier reste particulièrement difficile : les niveaux d’endettement des États sont élevés, la croissance économique mondiale est faible et les risques financiers importants, notamment avec la remontée progressive des taux d’intérêt à l’œuvre aux États-Unis.

Dans la mise à jour de ses perspectives économiques mondiales, en janvier dernier, le FMI estimait que : « Après des résultats médiocres en 2016, l’activité économique devrait s’accélérer en 2017 et en 2018, surtout dans les pays émergents et les pays en développement. Cependant, il existe une large dispersion des résultats possibles de part et d’autre des projections, étant donné l’incertitude qui entoure l’orientation de la politique économique du gouvernement qui va entrer en fonction aux États-Unis et ses ramifications à l’échelle mondiale ».

Les investisseurs sont dans l’expectative

Il est vrai que 2016 a apporté son lot de surprises et que l’avenir s’inscrit en pointillés. Cela n’a toutefois pas empêché les marchés financiers de connaitre l’euphorie, en particulier Wall Street, qui a dépassé ses niveaux d’avant-crise. Néanmoins, les investisseurs vont devoir redoubler de vigilance pour réaliser des gains, dans l’environnement actuel.

Dans ce dossier, l’Institut Louis Bachelier (ILB) met en avant l’initiative de recherche « Gestion des risques et stratégies d’investissement », en interrogeant ses principaux protagonistes, qui nous donnent leur point de vue sur les tactiques à adopter sur les marchés dans un contexte aussi incertain.

 

"La diversification des portefeuilles est indispensable pour réduire les risques"

Docteur en macroéconomie de l’Université Catholique de Louvain (UCL), Bertrand Candelon est le directeur scientifique de l’initiative de recherche «  Gestion des Risques et Stratégies d’Investissement ». Il dispose d’une expérience académique et institutionnelle de plus de 20 ans, notamment en tant que professeur honoraire à l’Université de Maastricht et de conseiller au FMI. Ses travaux de recherche sont publiés dans des revues scientifiques internationales de premier rang (Journal of EconometricsJournal of Business Econometrics and StatisticsJournal of Economic Dynamics and Control). 

Pour l’ILB, il détaille ses principaux thèmes de recherche, tout en livrant son opinion de scientifique sur les stratégies d’investissement à mener dans les conditions actuelles.

ILB : Avant de rentrer dans le vif du sujet, pourriez-vous nous présenter brièvement le programme de recherche que vous dirigez ?

Professeur Bertrand Candelon : L’initiative de recherche « Gestion des risques et stratégies d’investissement » a été conclue en juin 2016 avec Instit7 et l’Institut Louis Bachelier. Son objectif principal est d’utiliser la recherche académique pour répondre aux besoins des professionnels de la finance. L’idée étant de combler le fossé qui sépare le monde académique de celui des praticiens et de montrer que la théorie n’est pas déconnectée de la réalité. En tant que professeur d’université, je continue de travailler sur des articles de recherche et d’en tirer des applications concrètes pour les professionnels. Cette jonction me permet ainsi d’être confronté aux problématiques des investisseurs et d’orienter mon travail dans cette direction.

Quels sont les axes principaux de vos travaux ?

Nous travaillons beaucoup sur les analyses et les prévisions macroéconomiques, qui s’inscrivent dans le concept plus général de « nouvelle normalité » issu de la crise financière. Il est en effet acté que la croissance post-crise sera différente et moins soutenue que par le passé. C’est ce que nous constatons dix ans après et cela a entraîné des conséquences politiques et provoqué une augmentation de l’incertitude, qui ont des impacts sur la gestion d’actifs.

Quelles sont les incertitudes les plus importantes actuellement ?

Les incertitudes politiques sont en première ligne. Elles engendrent des incertitudes pour les prévisions macroéconomiques. Il est impératif de les prendre en compte dans nos modèles économétriques, car elles entraînent beaucoup de risques sur les marchés financiers.

Comment réduire ces incertitudes ?

Dans un contexte d’incertitude aussi élevé, un petit choc provoque des déséquilibres importants sur les marchés financiers. À l’inverse, quand l’incertitude est faible, les marchés ne réagissent pas aussi violemment face à un gros choc. Il est important pour les régulateurs de limiter les incertitudes en favorisant, par exemple, des règles économiques plus stables, notamment en termes de fiscalité.

Dans un environnement aussi complexe et incertain, que doivent-faire les investisseurs ?

La diversification des portefeuilles est indispensable pour réduire les risques. Cependant, diversifier les actifs implique des problèmes statistiques pour déterminer le poids optimal des actifs à détenir en portefeuille. Or, la proportion optimale de chaque actif dépend de nombreux paramètres comme la volatilité et la liquidité.

Quelles techniques permettent d’optimiser la diversification d’un portefeuille ?

Il faut d’abord rappeler que lorsque l’incertitude est faible, la détention d’un nombre fini d’actifs est pertinente. Toutefois, quand les incertitudes sont élevées, comme c’est le cas actuellement, il est nécessaire d’augmenter l’espace d’actifs à détenir : au lieu d’en avoir cinq ou six, il est préférable d’en disposer d’une vingtaine, voire d’une trentaine. Par conséquent, nous devons utiliser de nouvelles méthodes statistiques comme le shrinkage, qui est une technique permettant d’allouer de manière optimale un portefeuille disposant d’un grand nombre d’actifs.

Nous utilisons aussi des méthodes non linéaires, afin d’optimiser le couple rendement/risque. Dans le contexte de « nouvelle normalité », nous estimons des modèles non-linéaires sur les observations historiques. Toutefois, l’insuffisance des points d’observation provoque des problèmes et des biais statistiques que nous essayons de limiter avec le développement de nouvelles méthodes économétriques. C’est le cœur de mon métier de chercheur.

"L'incertitude réside aujourd'hui sur la politique économique"

Docteur en économie financière, spécialiste de la modélisation statistique et financière, Jean-Baptiste Hasse est en charge du pôle R&D chez Insti7 depuis 2014. À ce titre, il coordonne la production scientifique du cabinet dont chaque projet est décliné en publication dans des revues scientifique, mais surtout en outils opérationnels à destination des clients d’Insti7. Il est également enseignant-chercheur associé au Greqam (Groupement de Recherche en Économie Quantitative de l’Université d’Aix-Marseille) et enseigne la finance à l’Université Paris I La Sorbonne.

Pour l’ILB, il revient sur la création de l’initiative de recherche l’an dernier, les principales incertitudes à surveiller pour les investisseurs et les apports de la recherche scientifique pour les professionnels de la finance.

ILB : Comment et pourquoi Instit7 s’est associé à la recherche ?

Docteur Jean-Baptiste Hasse : Depuis la crise financière de 2007-2008, les acteurs de la finance et de l’assurance ont redoublé d’attention sur les méthodes concernant les approches quantitatives, notamment en matière de mesures de risque. Les débats sur la pertinence de l’utilisation de la modélisation mathématique en finance ont défrayé la chronique, amenant l’ensemble des professionnels de la finance à une réflexion approfondie sur les méthodes quantitatives.

C’est pourquoi les fondateurs de la société Insti7 se sont investis dans cette réflexion, en s’inscrivant dans une démarche de collaboration avec la recherche académique dès la création du cabinet en 2007. Conscients des enjeux relatifs à l’approche quantitative et de son rôle dans le métier de conseil, les fondateurs d’Insti7 ont associé leur activité à la recherche académique : d’abord par un partenariat avec une société prestataire spécialiste de la R&D en finance, puis en constituant en interne un pôle de recherche. Une des premières étapes de la création de ce pôle de recherche a d’ailleurs été de me recruter dans le cadre d’une thèse CIFRE (Conventions Industrielles de Formation par la Recherche). 

Enfin, une initiative de recherche a été créée, en partenariat avec l’Institut Louis Bachelier, pour donner  un cadre scientifique aux activités de recherche d’Insti7 et permettre aux collaborateurs de bénéficier de l’expertise de chercheurs renommés. J’ai depuis soutenu ma thèse et continué mes recherches au sein du cabinet, tandis que le Professeur Bertrand Candelon – avec le programme de recherche “Gestion du Risque et Stratégies d’Investissement” – continue de nous accompagner dans notre démarche scientifique.

Cette approche permet à Insti7 d’être un véritable acteur de la recherche en finance. Nous publions nos recherches dans les meilleures revues scientifiques et présentons régulièrement nos travaux lors de colloques internationaux. Ce programme de recherche constitue un pont entre le milieu professionnel et le milieu académique : cet investissement d’Insti7 permet non seulement d’apporter des solutions concrètes aux clients, mais aussi de nous enrichir de la méthode scientifique inhérente à la recherche.

Quels sont les risques et/ou incertitudes à surveiller pour les investisseurs ?

Avant toute chose, il est important de préciser que ces deux notions sont distinctes. Cette dichotomie entre risque et incertitude a été formalisée pour la première fois par l’économiste Frank Knight dans son ouvrage publié en 1921. L’incertitude se manifeste lorsqu’on ne connaît pas la probabilité de l’occurrence d’un évènement, alors que le risque est quant à lui probabilisable.

En ce sens, le Brexit constitue un très bon exemple de choc d’incertitude. Le résultat du référendum a été une crise institutionnelle inédite, dont nous ne savions rien des conséquences que cette crise engendrerait : les modalités de sortie de l’UE, les contrats commerciaux, les conséquences économiques en termes de croissance… formaient une multitude de scénarios non probabilisables. 

Par conséquent, dans un environnement caractérisé par l’incertitude, la diversification des portefeuilles est nécessaire, bien qu’elle soit beaucoup plus difficile à effectuer. En effet, l’incertitude fait écho à un environnement financier complexe, où non seulement les liens directs, mais aussi les liens indirects entre les actifs sont importants. Aussi, l’incertitude crée un environnement dans lequel les agents économiques ont tendance à repousser leurs investissements dans le temps.

Pour revenir plus précisément à votre question, dans ce contexte d’incertitude, les risques politiques constituent la principale préoccupation des investisseurs en ce moment. Je pense notamment aux élections à venir en Europe (Pays-Bas, France, Allemagne), dont l’actualité pour le moins agitée, entretient ce climat d’incertitude.

Comment mesurer les incertitudes ?

On ne peut pas mesurer l’incertitude directement. Il est par contre possible d’identifier des indicateurs (proxies) d’incertitude. Par exemple, la volatilité implicite (indice VIX) qui estime les anticipations de volatilité à 30 jours sur le marché action, ou encore l’incertitude de politique économique (indice EPU – economic policy uncertainty index) qui mesure entre autres la fréquence d’occurrence de certains mots-clefs (“incertitude”, “économie”, “réforme fiscale”, “FED”) dans un panel de grands quotidiens internationaux. Nous avons d’ailleurs incorporé cet indice dans certains de nos modèles de prévision. Toutefois, nous avons souhaité approfondir nos mesures en créant notre propre indice d’incertitude.

Pourriez-vous nous en dire plus sur votre « indice d’incertitude maison » ?

Nous avons considéré qu’il était intéressant de construire notre propre indice d’incertitude de politique économique pour deux raisons : la fréquence des données mensuelles et le biais engendré par les journalistes de l’EPU.

Je m’explique : l’indice EPU est en fréquence mensuelle à l’exception de quelques pays pour lesquels les données quotidiennes sont disponibles. Et ces données sont toujours publiées avec un peu de retard. Nous avons besoin, pour certaines de nos analyses, d’une fréquence d’observation plus élevée. Par ailleurs, cet indice contient un biais relatif aux journalistes. Ces derniers perçoivent-ils et publient-ils des sujets sur l’incertitude économique au bon moment ? Nous avons donc choisi de dupliquer la méthodologie de cet indice en l’appliquant sur Twitter, permettant ainsi de constituer une base de données de manière souple et indépendante. Nous avons donc dilué le biais lié aux journalistes en démocratisant notre mesure aux utilisateurs de Twitter, construisant ainsi une mesure complémentaire aux indicateurs existants.

La création de notre indice est un exemple supplémentaire d’apport direct de la recherche académique pour les professionnels. Mesurer les incertitudes et leurs effets sur les marchés constitue ainsi une de nos priorités. 

À quel niveau se situe votre indice d’incertitude ?

Par sa nature même, notre indice d’incertitude est très volatil. Cela dit, en ce moment l’actualité fait qu’il atteint des niveaux très élevés, tout comme l’indice EPU. Il est à noter que l’incertitude de marché, je pense entre autres à l’indice VIX, est revenue depuis quelques mois à des niveaux correspondants à sa moyenne historique. Cette différence nous indique que l’incertitude réside aujourd’hui sur la politique économique, notamment celle de Donald Trump. L’incertitude et les risques politiques liés aux prochaines élections sont à surveiller de près. 

"Le pilotage de fonds par les risques est à privilégier"

Benoit Boru est membre fondateur et directeur général d’Instit7, un cabinet indépendant de conseil en investissements financiers. Il est notamment spécialisé dans la gestion de portefeuilles et les contrôles de risques. L’expert des marchés financiers explique son point de vue de professionnel sur les stratégies d’investissement idoines à mener.

ILB : Comment chercher du rendement dans un environnement aussi complexe ?

Benoit Boru : Le concept de « nouvelle normalité » s’inscrit dans un environnement de marché toujours aussi risqué, voire davantage. Par ailleurs, pour les principales classes d’actifs, les niveaux de rendement sont plus faibles. Nous devons donc adapter nos modèles et nos analyses pour prendre en compte cette « nouvelle normalité ».

La connaissance et la mesure des risques prises par nos clients deviennent alors la pierre angulaire de toute recherche de rendement. Par ailleurs, nos clients, investisseurs institutionnels, cherchent à capter les primes d’illiquidité offertes par certaines classes d’actifs, que ce soient des actifs non cotés, des dettes privées, des infrastructures ou encore des actifs immobiliers.

Cette  quête de rendement sur des actifs illiquides s’inscrit dans le cadre d’un adossement actif – passif permis par ces typologies d’actifs. Ces derniers offrent, en outre, un niveau de distribution ou de rendement comptable cohérent avec leurs engagements statutaires.

N’est-ce pas trop risqué d’investir dans des actifs illiquides ?

Comme abordé précédemment, la structure du passif de ces investisseurs et leur capacité à détenir, dans le temps, des actifs de « portage », apporte le premier élément de réponse.

Par ailleurs, la compréhension et l’acceptation d’un risque sont primordiales avant tout investissement. Ainsi, nous définissons, en partenariat avec nos clients, leur « appétence » au risque, traduite en limites et en budgets de risque, tout en tenant compte des contraintes réglementaires, ainsi que des implications financières et comptable.

Cette approche d’investissement par les risques permet ainsi à nos clients d’adosser ces actifs illiquides à leurs différents types d’engagements ou de réserves, et ce dans le cadre de limites et de budgets de risque préalablement définis.

Quelles sont les principales menaces pour les gestionnaires d’actifs ?

La concurrence accrue de la gestion passive – tant sur des indices pondérés par la capitalisation ou le volume de dettes, que sur des indices représentants des facteurs de risques spécifiques – va obliger les gérants dits actifs à renouveler leur modèle de gestion benchmarkée à faible valeur ajoutée.

De nouvelles approches de gestion, comme le pilotage en risque de perte maximale ou en objectif de performance absolue, se sont ainsi développées et vont probablement se généraliser dans le futur.

Une gestion à forte valeur ajoutée implique des frais plus élevés, alors qu’ils ont eu tendance à baisser ces dernières années. N’est-ce pas un handicap supplémentaire pour la gestion active ?

Il est vrai que les frais de gestion constituent un paramètre important pour les investisseurs, notamment sur les classes d’actifs proposant des espérances de rendement faibles, voire nulles. Cependant, les investisseurs seront prêts à payer un juste prix pour des classes d’actifs et/ou des stratégies à fortes valeurs ajoutées, qu’ils pourront contrebalancer avec une poche de gestion passive/indicielle à faible coût.

Pour conclure, quelles sont les classes d’actifs et les zones géographiques où investir en 2017 ?

La recherche de rendement dans un environnement marqué par cette « nouvelle normalité », ainsi que la maîtrise des risques et la diversification sont les éléments clés pour toute construction de portefeuille.

Sur la  poche actions, la zone euro est à privilégier, car les valorisations sont dans leur moyenne historique et les perspectives en légère amélioration. Il faut, par ailleurs, adopter un biais constructif en s’exposant sur certaines zones émergentes. Les actifs non cotés, comme abordé précédemment, doivent aussi trouver leur place dans cette phase du cycle économique, notamment le capital développement.

Quant aux marchés obligataires, la situation est atypique : il y a très peu de rendement pour des niveaux de risque élevés. Dans ce cadre, les investisseurs doivent favoriser des  stratégies plus flexibles, comme des approches multi-actifs sous contraintes de risque ou des approches de portage, à l’image des obligations à haut rendement ou des dettes privées, tout en « millésimant » et diversifiant efficacement leurs portefeuilles. L’intégration de fonds dits de rendement absolu, en grande partie décorrélés des grandes classes d’actifs, pourra également compléter l’allocation d’actifs.