Cinq ans après le début de la crise, la question des rémunérations élevées dans la finance reste posée.

L’économiste américain Robert J Shiller, qui vient de se voir décerner le prix Nobel d’économie, avait usé d’une métaphore pour décrire le comportement de certains financiers : un seigneur féodal qui barre une rivière avec une chaîne, laquelle peut être abaissée contre un droit de passage, ne crée aucune richesse supplémentaire, si ce n’est pour lui même.  De même, dans le monde de la finance, certains parviennent à obtenir les meilleurs « deals », créant une externalité négative au détriment de ceux qui n’y sont pas associés, créant de la valeur pour eux mêmes, se formant des rentes, mais sans ajouter de richesse à l’économie, estime Shiller.

Ces rentes, souvent importantes, sont synonymes aujourd’hui, même cinq ans après le début de la crise financière, de rémunérations très élevées dans la finance, beaucoup plus fortes que dans les autres secteurs de l’économie, à diplôme égal. D’o l’afflux des plus brillants cerveaux…

Cette théorie résume-t-elle la problématique des salaires des financiers ? Ce n’est pas certain. D’autres économistes, tels que l’américain Sherwin Rosen, estiment au contraire que les fortes rémunérations peuvent y être justifiées. Tout comme peuvent être celles des PDG ou des… stars de cinéma. Comment ? Il s’agit d’une question d’échelle. Un financier un peu plus talentueux que les autres, parviendra à dégager une rentabilité à peine plus élevée que ses confrères, sur les « deals » dont il a la charge. Mais, gérant des sommes colossales, cet écart de quelques dixièmes peut se chiffrer en dizaine de millions de dollars ou d’euros. Sa contribution à l’établissement qu’il emploie justifie donc sa rémunération. Tout comme celle de l’acteur de cinéma qui attire plusieurs millions de spectateurs sur son nom.

Quelle est la « bonne » théorie ? Les deux apportent sans doute une part de vérité. Reste à savoir pour quelle part…

 

Quand la nature de l’entreprise détermine le salaire

Interview d’Antoine Rebérioux, professeur à l’Université de Antilles de la Guyane
 
Les rémunérations sont déterminées pour 30 à 50% par la nature de l’entreprise. La taille et le secteur jouent, mais aussi la structure de son actionnariat : les entreprises familiales, même de taille importante, paient moins bien leurs salariés.
 
 
La rémunération d’un salarié est a priori déterminée par sa qualification et sa productivité. Vous avez, en outre, identifié un “effet entreprise”, non négligeable. En quoi l’entreprise joue sur le niveau de rémunération de ses salariés?
Cela joue de façon non négligeable. Notre étude sur le cas français,  fondée sur le croisement des données sociales (DADS) concernant les salaires, données quasiment exhaustives, croisées avec le répertoire Siret des entreprises, nous a permis d’identifier un “effet entreprise” qui compte pour 30 à 50% sur le niveau de salaire. La taille a d’abord un impact, bien sûr, les salaires sont plus élevés dans les grands groupes que dans les PME, le secteur aussi… Ce dont on parle moins, c’est de la gouvernance d’entreprise et de la structure de son capital.
 
 
Quelle est leur influence sur le niveau de rémunération?
J’ai identifié deux éléments différents. Le premier, c’est la structure du capital. Il faut distinguer les entreprises dont l’actionnariat est familial (pas nécessairement des PME, certains grands groupes, comme Auchan, sont la propriété d’une famille) de celles dont les actionnaires sont éclatés, ou sont des groupes financiers. Une entreprise dont l’actionnariat est familial offre en général une plus grande sécurité à ses salariés. Sécurité de l’emploi, d’abord: en cas de choc sur la demande, les suppressions de postes sont en général moins nombreuses dans ces sociétés, qui  adoptent le plus souvent une logique de gestion de long terme, qui ne cherchent pas une rentabilité immédiate.
Sécurité à l’égard des restructurations, ensuite: le risque d’OPA est évidemment beaucoup moins grand quand une famille possède la majorité du capital de l’entreprise.
Cette stabilité a un prix. C’est comme s’il y avait un contrat implicite, une forme de “trade off” entre sécurité plus grande et, en contrepartie, salaire plus faible. Nous avons estimé à 3% la perte de salaire, lié à ce type d’entreprise familiale, par rapport aux rémunérations offertes par des entreprises à l’actionnariat éclaté. Cette estimation est établie « toutes choses égales par ailleurs » : même un grand groupe paiera moins bien ses salariés, si son actionnariat est à caractère familial.
 
 
Quel est l’autre élément à prendre en compte?
Le deuxième élément, c’est la cotation en Bourse de la société. Etre coté, pour une entreprise est synonyme de pressions accrues pour afficher une rentabilité plus rapide, et aussi de rémunérations plus flexibles. Les parts variables des salaires sont alors plus importantes, car l’objectif est de limiter l’impact de chocs d’offre (hausse des coûts non salariaux) ou de demande sur la rentabilité financière de l’entreprise. Ainsi les primes individuelles et collectives, par nature réversibles, occupent une plus grande place dans la politique salariale.  Et, pour les cadres, les systèmes incitatifs de stock options et de distribution d’actions gratuites sont utilisés. En contrepartie, le salaire moyen apparaît plus élevé dans les sociétés cotées que dans celles qui ne le sont pas.
 
 
Il existe des groupes familiaux qui sont cotés… 
Absolument. Quand on pense société cotée en Bourse, on songe à de grands groupes à l’actionnariat diversifié.  Or, les groupes familiaux cotés sont loin d’être minoritaires : en France, ils représentent 40% des sociétés cotées.  L’Oréal, par exemple, en fait partie. Auchan, en revanche, n’est pas en Bourse.
Un groupe familial coté combine des éléments de stabilité liés à l’actionnariat familial, et l’influence des actionnaires extérieurs : même minoritaires, ils pèsent sur la vie de l’entreprise.
 
 

Rémunérations en finance : entre optimales et inefficientes, la théorie économique est partagée

Interview d’Edouard Challe, professeur à l’Ecole Polytechnique

Les hautes rémunérations de la finance pourraient refléter des effets d’échelle, du fait que certains acteurs gèrent des sommes colossales. Dans ce cas, elles peuvent être jugées optimales. Mais elles peuvent aussi être dues à de véritables phénomènes de rente, et provoquer une mauvaise allocation des ressources humaines.

 

Quels sont les effets économiques des « sur-rémunérations dans la finance ? Que dit la théorie économique à ce propos ?

Il existe des théories apportant des justifications aux très hautes rémunérations. Ainsi, l’économiste américain Sherwin Rosen a tenté d’expliquer pourquoi les dirigeants d’entreprises, certains financiers, voire des artistes (acteurs de cinéma), peuvent bénéficier de rémunérations infiniment supérieures à celles de personnes relativement proches, dont le travail n’est pas si différent. Il a ainsi conçu un modèle économique s’appliquant aux « super stars ». Un modèle qui permet d’expliquer pourquoi, par exemple, un artiste un peu plus talentueux que ses homologues – la différence de talent n’est pas immense – peut gagner jusqu’à 100 fois plus que des confrères qui exercent le même métier, dans des conditions identiques.

Son argument principal est celui de « l’échelle des opérations » : cet artiste est sur-rémunéré car les recettes d’un film où il figure à l’affiche seront sans commune mesure avec celles d’un film lambda.

Il en va de même pour les entreprises : les différences de taille peuvent être très importantes. Le PDG un plus talentueux aura le droit de diriger une firme beaucoup plus importante, et sera donc susceptible de faire gagner des sommes colossales aux actionnaires. Ses collègues moins bien rémunérés font le même métier, leurs compétences ne sont pas en cause, mais leur talent est moindre, et ils gèrent donc des sommes souvent beaucoup plus faibles, ce qui justifie des rémunérations en proportion.

Grosso modo, les rémunérations suivent donc la taille des entreprises, selon ce modèle. Elles sont optimales.

Ce modèle s’applique-t-il aux hautes rémunérations en France ?

Il peut, au moins en partie. On peut défendre l’idée qu’il s’applique notamment au secteur de la finance. Un gestionnaire d’actifs est susceptible de gérer des montants gigantesques, et il aura été choisi parce qu’il s’est montré un petit peu plus talentueux que ses collègues : sur des sommes colossales, cela fait une vraie différence.

Mais on peut défendre une autre théorie.

Laquelle ?

Il est possible de montrer que, dans le secteur de la finance notamment, des acteurs particulièrement bien rémunérés ne le sont pas seulement parce qu’ils brassent des sommes importantes, mais aussi parce qu’ils ont su s’approprier de véritables rentes. Entre un banquier et l’un de ses clients, se noue une relation de confiance. Le banquier obtient petit à petit l’exclusivité de cette relation, et se forme alors un monopole bilatéral banquier-client.  C’est ainsi qu’il se constitue une rente, source d’inefficience.

Cette rente sera d’autant plus importante qu’apparaissent des phénomènes de bulles spéculatives, source de gains très élevés. Elle sera alors amplifiée.

Avec quelles conséquences ? 

Les inégalités de revenus s’accroissent, et il se produit une allocation de moins en moins optimale des ressources humaines : l’envolée des rémunérations attire de plus en plus de jeunes très diplômés, au détriment du reste de l’économie. On a pu relever que les étudiants sortant de Harvard étaient trois fois plus nombreux qu’il y a 20 ans (en proportion) à se diriger vers la finance. Le même phénomène s’est produit en Europe.

La crise n’a-t-elle pas stoppé ces dérives ? 

On peut craindre que non, car il n’y a pas eu de véritable retour à la réglementation de la finance.

Finalement, entre la théorie de Rosen, qui explique les hautes rémunérations par des effets d’échelle, et votre réflexion sur les inefficiences, quel est le bon modèle explicatif ?

La vérité se situe sans doute entre les deux….

La finance explique la moitié de la hausse des inégalités en France

Interview d’Olivier Godechot, chargé de recherche au CNRS, enseignant associé à l’ENS
 
L’envolée des hautes rémunérations dans la finance tient à des phénomènes de rente. La crise ne l’a pas vraiment remise en cause. Elle explique à elle seule la moitié de la croissance des inégalités en France.
 

Comment évoluent les rémunérations dans le secteur financier ?

J’ai étudié surtout les hautes rémunérations. Leur évolution a été spectaculaire, avant la crise. Entre 1995 et 2007, les 100 plus hautes rémunérations de la finance ont été multipliées par huit, passant en moyenne de 500.000 à 4 millions d’euros.

Quel est l’écart de rémunération entre la moyenne de l’économie et le secteur financier ? 

L’écart est vraiment important. Il peut aller de 50 à 200%. A l’intérieur même des entreprises financières, il faut distinguer front office et back office. A diplôme comparable, les salariés du front office peuvent être trois fois mieux payés que les autres. C’est à dire qu’un polytechnicien en prise directe avec le marché gagnera trois plus que son camarade de l’X (Ecole Polytechnique) se trouvant en back office.

Comment expliquer ces différences ?

On pourrait penser que la sur-rémunération de certains compense une prise de risque importante, une plus grande incertitude sur le gain à attendre. Que les mieux rémunérés le sont grâce à des bonus très importants mais volatiles, liés aux résultats, mais qu’en contrepartie leur salaire fixe est moins élevé…

En fait, il n’en est rien. Les métiers qui ont en moyenne les bonus les plus élevés ont aussi des salaires de base plus élevés que les autres – et ce y compris à diplôme équivalent.

Des nouvelles théories insistent sur l’effet démultiplicateur de différences mêmes minimes de talent. Ainsi, un financier capable d’obtenir un rendement de 5,1%, contre 5% pour ses collègues, se verra confier un portefeuille plus important, d’où un gain, pour lui, largement supérieur en valeur absolue à l’écart de rentabilité. Mais les banques connaissent-elles vraiment, avec une telle exactitude,  la productivité de leurs collaborateurs ?

Je crois plutôt à la présence de rentes de situation. Certains salariés ont la chance de se trouver là au bon endroit,  au bon moment, et vont faire fructifier cette chance.

Que faut-il entendre par rente ?

Ces salariés vont acquérir un savoir faire, des codes, vont se constituer une clientèle. En montant dans la hiérarchie, ils vont fédérer autour d’eux des équipes. Autant d’actifs immatériels qu’ils font fonctionner à leur profit. Comme je l’ai évoqué dans mon livre working rich, il y a là une véritable stratégie d’appropriation d’une part de l’activité des banques, activité que ces salariés de très haut niveau n’ont d’ailleurs pas vraiment créée.

Ils disposent en tous cas d’un pouvoir de négociation immense.

Un chef de salle de marché peut facilement quitter la banque qui l’emploie, avec tous ces actifs, emportant son équipe (sans parler des formules mathématiques, des algorithmes que celle-ci s’est appropriée).

La simple menace d’une démission permet d’obtenir des rémunérations plus élevées pour l’ensemble d’une équipe.

C’est ainsi qu’ils se constituent une véritable rente de situation.

La situation n’a-t-elle pas évolué avec la crise financière ?

On ne dispose pas encore de données précises sur l’évolution depuis  2009, mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a une forte résilience des hautes rémunérations, après une période de crise, qui est pour l’instant conjoncturelle. Et ce même avec des volumes d’activité moindres.

Quel est l’impact sur l’économie de ces salaires élevés de la finance ?

L’envolée des rémunérations dans ce secteur a alimenté, pour une bonne part, la hausse des inégalités au plus haut niveau. Cette hausse est de l’ordre du tiers aux Etats-Unis. En France, c’est encore plus… En effet, la part du total des rémunérations que s’est attribué le 1000ème des salariés les mieux rémunérés a quasiment doublé, entre 1996 et 2007. Elle est passée de 1,2 à 2%. La place des PDG en leur sein s’est réduite. En revanche, celle des financiers a fortement progressé, passant de 5 à 24%. La hausse des inégalités en France au plus haut niveau a profité, pour moitié, au secteur de la finance.