L’augmentation du nombre d’investisseurs sur les marchés des matières premières a généré d’importantes craintes d’instabilité.  S’il est difficile aujourd’hui de mesurer le réel impact de ce déploiement, il ne peut, à lui seul, expliquer l’instabilité des prix des matières premières.

 

Les prix des matières premières se sont montrés particulièrement fluctuants ces dernières années, enchainant envolées exceptionnelles et chutes rapides. Cette volatilité est parfois lourde de conséquence tant pour les producteurs que pour les consommateurs. Le pic des denrées agricoles de 2008 avaient ainsi généré des émeutes de la faim dans de nombreux pays d’Afrique et d’Asie.

Le développement des acteurs financiers et la multiplication des produits dérivés sur ces marchés sont souvent jugés comme en partie responsable de l’instabilité des cours. L’Europe a ainsi entamé une démarche de régulation  des marchés des matières premières afin d’accroitre la transparence et de réduire les risques systémiques. Deux règlements ont déjà été adoptés en ce sens (EMIR et REMIT) et la révision en cours des directives Marchés d’instruments financiers (MIF2) devrait venir renforcer le cadre réglementaire.

Des initiatives a priori positives qui doivent toutefois s’accompagner de réflexions sur le réel impact des investisseurs financiers sur le marché physique.  Rien ne prouve aujourd’hui que leur présence soit nuisible même si cette question reste au cœur des études scientifiques.

Deux chercheurs, Pierre-Noel Giraud et Delphine Lautier, ainsi qu’un représentant de Commission de régulation de l’énergie, Fadhel Lakhoua, reviennent sur les origines de la financiarisation des matières premières, ses conséquences pour l’économie et le rôle du régulateur dans ce nouveau contexte.

 

Les financiers se sont développés sur les matières premières pour diversifier leurs investissements

Depuis l’éclatement de la bulle Internet, les investisseurs se sont multipliés sur les matières premières. Un déploiement qui suscite des craintes quant à la stabilité des marchés. Delphine Lautier, professeur à l’université Paris Dauphine et membre de la Chaire Finance et Développement Durable
 
 
 
Il est fréquent d’entendre parler de « la financiarisation des matières premières ». A quoi fait référence cette expression exactement ? 
C’est une notion que beaucoup de personnes s’approprient pour évoquer des choses parfois  différentes. Elle fait principalement référence à l’accroissement du nombre d’acteurs purement financiers sur ces marchés. Un phénomène qui est apparu au début des années 2000 avant de se développer progressivement.
 
Quelle est son origine ?
Suite à l’éclatement de la bulle Internet en 2003-2004, les investisseurs ont cherché de nouvelles classes d’actifs, et se sont notamment tournés vers les matières premières. Leur déploiement sur ce marché répond ainsi à une stratégie de diversification. Il ne s’agit plus uniquement de la spéculation classique qui consiste à couvrir le risque d’un autre acteur.
 
Ce comportement aurait-il des conséquences négatives ?
Le principal risque serait de créer de nouvelles corrélations entre les marchés des matières premières et les autres marchés. Par exemple, si les financiers interviennent en masse sur les matières premières dans une optique de diversification de leur stratégie actions, ils peuvent créer un lien entre ces deux classes d’actifs. Dans ce cas, le marché actions influencerait le cours des matières premières, ce qui signifierait que le prix ne refléterait pas la réalité du marché. C’est un risque même si aujourd’hui rien ne prouve l’existence de ces nouvelles corrélations.
 
La simple présence d’investisseurs financiers peut-elle être un facteur d’instabilité ?
Face à la multiplication du nombre d’investisseurs, la crainte est réelle. Depuis plusieurs années, les chercheurs s’interrogent sur le nombre de spéculateurs présents : est-il supérieur à celui nécessaire pour assurer une contrepartie ? Si tel est le cas, est ce déstabilisateur ?  Là encore rien n’est prouvé scientifiquement. Pour l’heure, aucune étude ne démontre que la présence des acteurs financiers soit néfaste.
 
Donc la spéculation financière ne présenterait aucun danger…
L’impact éventuellement néfaste de la spéculation initiée sur le marché papier (à travers les produits financiers) sur les prix des matières premières n’est pas prouvé empiriquement. Toutefois, certains investisseurs agissent directement sur les marchés physiques, en achetant des stocks de matières premières proprement dit. Ce type de spéculation, dit « physique », a suscité l’inquiétude des régulateurs. L’autorité américaine, la CFTC, a d’ailleurs interdit aux financiers de détenir des métaux.  Les banques ont du se défaire de cette activité.
 
Dans ce contexte est-il utile de réguler les produits financiers liés aux matières premières ?
Une activité de contrôle est nécessaire afin de veiller au respect des règles et surveiller les positions susceptibles de déstabiliser le marché. C’est crucial pour le bon fonctionnement des transactions. Encore faut-il que les autorités disposent des moyens nécessaires. Le renforcement de la réglementation génère en effet une augmentation de la masse de travail pour les instances compétentes. C’est également le cas des chambres de compensation qui sont chargées de gérer le risque de crédit, autrement dit le risque de défaillance d’une contrepartie. Suite à la crise de 2008, l’Europe impose que la plupart des transactions dérivées de gré à gré passent par ces opérateurs. Si cette mesure a été instaurée dans une optique de prévention, elle a aussi considérablement accru le travail, et donc le risque, géré par les chambres de compensation. A tel point que certaines sont considérées comme systémiques.
 

Distinguer acteurs commerciaux et investisseurs financiers n’est pas pertinent

Les investisseurs financiers ne seraient pas responsables de la volatilité des matières premières. L’attention doit plutôt se porter sur les marchés physiques via notamment la constitution de stock de sécurité. Interview de Pierre-Noel Giraud, professeur d’économie à Mines ParisTech.
 
 
 
 
 
 
 
Les prix des matières premières sont particulièrement volatiles. Les financiers sont-ils responsables de cette volatilité ?
Les marchés des matières premières sont par nature très fluctuants, et ce, même sans aucune intervention d’acteurs dits « financiers ». Deux raisons expliquent cet état de fait.
La première est l’inélasticité de l’offre, comme de la demande, au prix. En d’autres termes, quand les prix augmentent fortement, la production ne peut pas augmenter rapidement. Dans l’agriculture, il faut attendre la récolte suivante,  tandis que pour les matières premières minérales, un certain délai est nécessaire pour développer de nouveaux gisements. La demande, quant à elle, ne fléchit qu’à partir de niveaux de prix très élevés. Impossible, en effet, de se priver de matières premières alimentaires. Quant aux acheteurs de matières premières minérales, ils sont prêts à payer le prix fort puisqu’ils peuvent généralement transférer les hausses à leurs clients.
La seconde raison repose sur les fluctuations de la demande en fonction du contexte économique, et de l’offre, selon les aléas climatiques pour les matières agricoles, et les évènements politiques pour le pétrole et les autres matières premières minérales.
La financiarisation des matières premières met en avant l’augmentation du nombre d’investisseurs sur ces marchés. Ces acteurs ont-ils des comportements très différents des acteurs commerciaux ?
A mon avis, cette distinction entre « commerciaux » et « financiers » n’est pas pertinente.  Elle suppose que les producteurs, négociants et autres transformateurs interviennent essentiellement sur le marché physique et n’utilisent les produits dérivés que pour se couvrir contre une hausse ou une baisse des prix.  A l’inverse, les institutionnels, banques d’affaires prendraient des positions systématiquement spéculatives. Cette hypothèse est très contestable. Quelle différence y a-t-il, par exemple, entre un trader d’une compagnie pétrolière et un spécialiste du pétrole dans une banque d’affaires? Ce sont tous deux des professionnels très expérimentés, ayant accès au même type d’information et visant le même but : la maximisation du rendement à risque donné. Tous deux interviennent à la fois sur les marchés physiques et les marchés dérivés.
Il n’existe donc aucune différence entre ces deux types d’intervenants ?
Les différences existent mais elles ne sont pas nécessairement liées à la nature « financière » ou « commerciale ». L’attitude face au risque, le degré d’information ou encore le pouvoir de marché peuvent varier d’un acteur à l’autre. Dans les deux derniers cas, il s’agirait d’une imperfection de marché, il y aurait donc matière et justification à intervention publique pour la réduire.
Justement qu’en est-il de la régulation de ces marchés ? La réglementation en vigueur est-elle suffisante ?
Les marchés dérivés de commodités sont concernées par les règles plus générales concernant les dérivés OTC (réglementation en cours « EMIR » en Europe), ainsi que par les exigences d’information résultant de la révision des directives générales sur les marchés financiers (révision des directives MIF et abus de marché en Europe). Tout ce qui réduit les asymétries d’information entre acteurs de marché est évidemment utile. Mais la source fondamentale de l’instabilité ne se trouvant pas là, il ne faut pas en attendre grand chose sur le fond.
Pour conclure, quelles actions faudrait-il mener pour atténuer les fluctuations des prix des matières premières ?
Il faut intervenir au niveau du marché physique surtout pour les commodités agricoles dont l’envolé des prix peut avoir de graves conséquences sociales et politiques.  A court terme, cela se traduirait par la constitution de stocks de sécurité et par la réglementation des usages non alimentaires des terres. A plus long terme, il s’agirait de lancer d’ambitieuses politiques agricoles, en particulier en Afrique.
 

Un marché bien régulé est de nature à accroitre la confiance des investisseurs

La réglementation doit s’adapter aux spécificités des matières premières. Elle doit en outre se placer au niveau européen afin de répondre à l’interconnexion des marchés. Fadhel Lakhoua, directeur des affaires financières et de la surveillance des marchés de gros à la Commission de régulation de l’énergie.
 
 
 
 
 
 
 
Depuis 2000, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) est chargée de veiller au bon fonctionnement des marchés de l’électricité et du gaz auxquels s’est ajouté celui du CO2. En quoi les matières premières, et plus particulièrement l’énergie, sont-ils des marchés spécifiques ?
Les spécificités des matières premières sont liées à leurs fondamentaux. L’électricité, par exemple, dépend de la disponibilité des moyens de production (centrales nucléaires, thermiques, hydrauliques…), de la consommation et des flux aux interconnexions frontalières. Toute information relative à ces outils de production ou aux stocks existants sera donc déterminante pour permettre aux acteurs, industriels et financiers, une bonne compréhension des évolutions des marchés de commodités.
 
Quel est le rôle du régulateur sur ces marchés ?
Notre rôle est de veiller à ce que le prix reflète la valeur économique de l’électricité ou du gaz. En effet, en matière d’énergie, les prix sont fixés à différentes échéances (un mois, six mois…). Ils guident à la fois la définition des offres commerciales et les décisions d’investissement dans de nouveaux outils de production ou sur les réseaux. Il est donc primordial que les acteurs aient une totale confiance dans ces prix. Or, les matières premières sont aujourd’hui des marchés financiarisés, commercialisant différents produits dérivés et faisant intervenir des acteurs financiers à côté d’acteurs industriels ou de négociants. Ils peuvent en outre faire l’objet de manipulations. D’où la nécessité de les surveiller.
 
Quelles sont actuellement les principales règles en vigueur sur le marché de l’énergie?
Un régime spécifique à l’énergie de lutte contre les abus de marché est actuellement mis en place, via le règlement REMIT. Il vise à accroitre la transparence et à lutter contre les comportements de délits d’initié ou de manipulation de marché en adaptant ces notions aux marchés du gaz et de l’électricité. Il est en effet important que les modalités d’encadrement et de supervision des acteurs soient ajustées aux spécificités de chaque marché. REMIT a été transposé en France par la loi dite « Brottes » du 15 avril 2013.
Il est en outre primordial que ce cadre soit placé au niveau européen puisque les marchés nationaux sont liés entre eux. Il est par exemple possible, en théorie, de manipuler le marché français en intervenant sur le marché allemand. C’est pourquoi une surveillance européenne sur les marchés de l’énergie des Etats membres est prévue par l’Acer, l’Agence de coopération des régulateurs de l’énergie, qui centralisera en outre la collecte de données relative aux marchés européens.
 
Comment doivent-elles évoluer ?
La réglementation des marchés de l’énergie est aboutie. La mise en œuvre opérationnelle de Remit (collecte des données par l’Acer) est en cours et s’achèvera avec la publication des actes d’exécution, prévue dans le courant de l’année. Les investisseurs et industriels auront ensuite six mois pour se mettre en conformité et organiser un dispositif de remontée d’information auprès de l’ACER, qui relayera les informations utiles aux régulateurs nationaux. L’objectif est d’accroître la transparence et de détecter d’éventuels abus de marché.
 
L’instauration d’une nouvelle réglementation génère souvent des lourdeurs administratives pour les professionnels du secteur concerné…
Les contraintes réglementaires ne doivent pas être trop lourdes. C’est pourquoi le règlement Remit prévoit l’absence d’un double reporting : si l’industriel a déjà transmis un rapport à une autorité, il n’aura pas à recommencer. D’autre part, la réglementation fait l’objet d’études d’impact. Si d’éventuelles difficultés sont remontées, elles sont prises en compte.
 
 La régulation ne risque-t-elle pas de freiner le fonctionnement du marché ?
Au contraire, un marché bien régulé est de nature à accroitre la confiance des investisseurs et donc à encourager leur participation. Les règles imposées ont vocation à mettre tous les acteurs sur un pied d’égalité en leur donnant un même accès aux informations.