L’épargne française est élevée mais mal répartie et mal orientée : mal répartie, puisque très inégalitaire et concentrée chez les plus de 50 ans ; mal orientée, car beaucoup investie dans l’immobilier, notamment résidentiel, et dans des quasiliquidités à durée et risque limités (livrets, épargne assurance), alors que le taux d’actionnaires reste modeste et que la rente viagère est peu diffusée. Les seniors, en particulier, préfèrent des produits d’épargne longue à fonctions multiples, qui peuvent servir à la fois pour la prévoyance (au sens des assureurs), la santé, la dépendance, la retraite, mais aussi la transmission. Et ils optent pour des produits détenus contractuellement sur une durée conséquente, pour s’auto-discipliner, mais néanmoins limitée, pour ne pas s’engager à vie et garder des marges importantes de flexibilité (voir § 3.2).

Avant de souligner le caractère inadéquat de cette situation patrimoniale et de proposer différentes voies pour y remédier, il est important de souligner qu’elle n’est pas particulière à la France et se retrouve peu ou prou dans maints pays de la zone euro. Ce fait apparaît d’autant plus remarquable que, sur nombre de facteurs susceptibles d’expliquer une telle situation patrimoniale – démographiques, liés au marché du travail ou encore à la protection sociale –, la France se distingue clairement de ses voisins.

Notre pays bénéficie ainsi d’un taux de natalité plus élevé que ses voisins, assurant le renouvellement des générations, ainsi que d’une politique familiale plus généreuse qu’ailleurs. Mais son marché du travail souffre d’une forte segmentation, opposant CDI et CDD et autres contrats précaires, un “coeur” de travailleurs bien protégés, entre 30 et 55 ans environ, à une “périphérie” de jeunes et de seniors beaucoup plus exposés à la précarité, au chômage, ou à des formes diverses de retrait du travail assimilables à des préretraites ; les sortie d’activité précoces (après 55 ans) sont plus fréquentes qu’ailleurs (sauf en Belgique) ; l’indemnisation du chômage est plus généreuse pour les cadres, avec un montant maximal de plus de 6 000 euros largement supérieur à ce qui se fait dans les autres pays ; la rémunération à l’ancienneté ou les profils de carrière continûment croissants sur le cycle d’activité (fonction publique, cadres des grandes entreprises) y sont enfin plus répandus qu’ailleurs. La France se distingue encore par le volume élevé de ses prélèvements obligatoires (45 % du PIB), de ses dépenses publiques (57 % du PIB) et de ses transferts sociaux (32 % du PIB).

En matière de patrimoine, par contre, les statistiques agrégées des comptabilités nationales et, surtout, les données individuelles récentes de l’enquête HFCS (Household Finance and Consumption Survey), réalisées par les banques centrales des différents pays de la zone euro, peignent un tableau tout à fait différent. Le premier enseignement que l’on peut tirer de ces sources nouvelles est, qu’en matière patrimoniale, la France occupe une position tout à fait moyenne au sein de cette zone, que l’on considère la moyenne ou la médiane du patrimoine (total, financier, etc.), sa répartition selon l’âge (voir graphique 7), les inégalités de fortune – part des 1% ou des 10 % les plus riches – ou encore la diffusion des différents actifs et la structure du patrimoine. La France (20 % de la population de la zone euro) est même de loin le pays le plus proche de la moyenne de la zone euro avec des écarts limités : un peu moins de propriétaires du logement et d’actifs professionnels, un peu plus d’actifs sûrs, une bulle immobilière plus forte dans les années 2000, des actions un peu plus inégalement réparties (en diffusion et en montant), au bénéfice des plus riches.

L’explication de ce paradoxe français – simple coïncidence ou fait structurel profond – sort clairement du cadre de ce texte. Ce dernier est divisé en deux grandes parties. La première approfondit l’étude de la situation patrimoniale française en comparaison avec celle d’autres pays, peu nombreux, pour lesquels on dispose des données requises. Elle dresse le constat, depuis 1980, d’une société française de plus en plus patrimoniale (section 1), où l’héritage, reçu de plus en plus tard, joue un rôle croissant dans l’accumulation des fortunes (section 2). En dépit de l’augmentation des transferts entre vifs, le patrimoine apparaît en outre de plus en plus concentré aux mains des seniors : ces derniers sur-épargnent pour leurs vieux jours en dépit d’une protection sociale plutôt généreuse, cette crispation patrimoniale conduisant à une épargne souvent peu risquée ; s’il peut refléter l’existence d’effets de génération, ce déséquilibre patrimonial en faveur des aînés est appelé à s’auto-reproduire car on hérite de plus en plus tard en raison de l’allongement de l’espérance de vie et des droits accrus accordés au conjoint survivant (section 3).

La seconde partie, plus normative, envisage les réponses à apporter à cette situation patrimoniale dommageable, résumée par le “Focus 1”. Ces dernières, qui interviennent à la fois au plan fiscal (sections 4 à 6) et à celui de l’offre de nouveaux produits viagers pour l’épargnant (section 7), doivent par ailleurs tenir compte d’une nouvelle donne démographique : l’allongement inédit et sous-estimé de l’espérance de vie. La réponse fiscale la plus appropriée passe par une réforme originale des droits de succession : le dispositif Taxfinh (Tax family inheritances) combine une taxation progressive et sensiblement plus lourde appliquée aux seuls héritages familiaux (à l’exception des transferts inter vivos et des legs caritatifs) à une offre de moyens accrue pour échapper à cette surtaxe par la donation ou la consommation de son patrimoine. L’offre de nouveaux produits pour une consommation sur des vieux jours devenus plus nombreux concerne notamment le viager mutualisé ou viage, et un prêt viager adapté spécifiquement à la survenance de la dépendance.

Cette seconde partie, forcément plus polémique, ne manquera pas de susciter la discussion. Rappelons seulement que les réformes proposées répondent à des considérations simples : une situation patrimoniale actuelle jugée particulièrement néfaste ; l’allongement sans précédent de l’espérance de vie ; la volonté de privilégier les incitations favorables à la croissance tout en évitant une trop forte concentration du patrimoine imputable à l’héritage.

Luc Arrondel et André Masson