Les modèles économiques sont construits sur la base d’hypothèses forcément réductrices mais suffisamment sophistiquées pour garantir un pouvoir explicatif et/ou prédictif élevé. Le modèle idéal est parcimonieux en règles et en paramètres et riche en conclusions fidèles à la réalité observée. Ainsi, les modèles économiques standards ont institué la rationalité sur la base de la capacité supposée de l’individu à prendre en compte toutes les informations disponibles, à en déduire toutes les conclusions possibles et à en inférer des anticipations qui sont ajustées dans le temps et indéfiniment compatibles les unes avec les autres. L’individu maximise alors froidement, son utilité ou gain prenant en compte et pondérant conformément à ses anticipations, toutes les dates et tous les scénarios futurs. Ce paradigme a permis de produire un grand nombre de conclusions opérationnelles et d’intuitions qui ont rendu possibles de nombreuses avancées notamment en finance et en assurance. A tel point que l’on a fini par considérer comme irrationnel tout individu dont le comportement n’est pas conforme aux hypothèses ou aux prédictions de la théorie. Sans en diminuer l’impact, ces avancées se sont très vite trouvées insuffisantes pour expliquer les comportements
réellement observés tant au niveau des acteurs qu’au niveau des marchés eux mêmes.

La finance comportementale adopte la démarche inverse : elle part des comportements observés et des traits mis en exergue notamment par psychologues et sociologues pour intégrer ces “biais” dans l’analyse économique. La Chaire “Les particuliers face au risque : analyse et comportement des marchés”, soutenue par Groupama, adopte cette approche et explore sur une base tant empirique que théorique les comportements individuels et la manière dont les marchés les intègrent, les répercutent et les alimentent. Ce numéro, présente quelques uns des travaux développés dans ce cadre. Avec Clotilde Napp, nous déconstruisons le principal argument avancé par les tenants de la théorie standard : les irrationnels – à supposer qu’ils existent – devraient être en mesure de très rapidement constater que les rationnels réussissent mieux qu’eux, devraient, par conséquent, calquer leur comportement sur eux devenant ainsi rationnels à leur tour. Il n’en est rien et un irrationnel peut durablement atteindre des niveaux de satisfaction supérieurs à ceux des rationnels et demeurer ainsi rationnellement irrationnel. Milo Bianchi et Jean-Marc Talon s’intéressent à l’ambigüité, c’est à dire à des situations où non seulement il existe plusieurs scénarii possibles comme dans toute situation de risque mais où il y a, de plus, une incertitude quant aux probabilités respectives de chacun de ces scénarii. Ils analysent alors l’impact de l’aversion à l’ambigüité sur les investissements. Grâce à l’enquête “Household finance and consumption survey”, menée auprès de 15 pays, Luc Arrondel et ses coauteurs analysent la variété de comportements patrimoniaux des ménages. Roméo Fontaine, Najat El Mekkaoui et leurs co-auteurs respectifs s’intéressent plus particulièrement au marché de l’assurance santé, de la retraite et de la dépendance. Quels sont les liens entre longévité et âge de départ à la retraite ? Quel est l’impact des systèmes de financement des retraites et des dépenses de santé sur l’épargne des ménages ? Comment la perception du risque dépendance influence-t-elle la demande de couverture ? Ou de manière plus large et plus cruciale : comment réussir à tirer au maximum avantage d’une vie de plus en plus longue ?

La finance est-elle irrationnelle ?

Alors que la théorie économique classique repose largement sur la rationalité des individus sur les marchés financiers, l’observation de la réalité ne valide pas cette hypothèse. Dans ce contexte, le processus de formation des prix des actifs financiers implique également des paramètres psychologiques.

 

D’après l’article “Live Fast, Die Young” d’Elyès Jouini et Clotilde Napp, ainsi qu’un entretien avec Elyès Jouini.

 

Comment se comportent les individus sur les marchés financiers ? La rationalité des individus conduit-elle à de meilleurs résultats sur les marchés ? Ou au contraire, l’irrationalité, qui se définit par des anticipations plus ou moins élevées sans rapport avec les indicateurs économiques et financiers, est-elle un facteur de succès ? Ces problématiques sont redevenues cruciales depuis l’avènement de la crise financière en 2008 et la persistance de la volatilité au sein des marchés financiers. Ce phénomène a ainsi conduit de nombreux chercheurs et économistes à s’interroger sur le processus de formation des prix des actifs, afin de mieux cerner les fortes variations observées sur les marchés. Cette interrogation, loin d’être nouvelle, a été théorisée à de multiples reprises dans la littérature économique. 

 

Les néoclassiques font fausse route 

 

Ainsi, dans la théorie néoclassique, les individus sont cohérents et ont des anticipations rationnelles. Par ailleurs, l’information des marchés est efficiente, partagée par tous les individus et conduit aux mêmes anticipations rationnelles. Or, dans la réalité, ces hypothèses sont fausses. “Il y a une contradiction entre la théorie et la pratique. Par exemple, les analystes financiers ou les économistes peuvent avoir des avis différents, même s’ils ont des informations similaires”, constate Elyès Jouini. Toujours selon l’école de pensée néoclassique, les individus irrationnels sont éliminés du marché par les rationnels, car ces derniers dégagent plus de gains. En outre, les rationnels profitent de l’irrationalité des irrationnels pour réaliser des plus-values. Ces deux phénomènes sont censés provoquer un comportement mimétique des irrationnels qui copient alors les décisions prises par les rationnels afin d’avoir autant de succès qu’eux. En clair, chez les néoclassiques, les individus irrationnels n’ont pas d’incidence sur les marchés. 

 

Les individus irrationnels sont ceux qui obtiennent les meilleurs résultats sur les marchés financiers. 

 

Les irrationnels ont une forme de rationalité 

 

Toutefois, les arguments des néoclassiques mentionnés plus haut contiennent deux limites majeures. Premièrement, il est impossible d’estimer au bout de combien de temps les individus irrationnels sont éliminés du marché et ce phénomène pourrait prendre des centaines d’années à se matérialiser. À titre d’exemple, on peut citer les fumeurs ou les conducteurs à risques qui ont une probabilité plus forte de mourir prématurément par rapport à “des individus rationnels”, mais cela n’empêche pas d’autres personnes de suivre ces mêmes pratiques “irrationnelles”. Quant à la seconde limite, elle est apportée par les auteurs de l’article étudié : “la menace d’élimination n’est pas nécessairement suffisante pour pousser les individus irrationnels vers la rationalité : une vie plus courte peut être plus gratifiante qu’une vie plus longue”. Ici, la métaphore avec le mode de vie pratiqué par certaines stars du Rock’n’roll ou du cinéma peut
s’avérer pertinente : ils peuvent avoir des habitudes plus risquées nuisant à leur santé et réduisant leur espérance de vie, mais leur vie relativement courte aura été plus intense. À partir d’un modèle dynamique composé de deux groupes d’individus (rationnels et irrationnels) – qui recherchent la maximisation de leur bien-être – les auteurs ont obtenu des résultats qui constituent un point de rupture avec la théorie néoclassique. Ainsi, les individus irrationnels sont ceux qui obtiennent les meilleurs résultats sur les marchés financiers. Et les comportements irrationnels pourraient persister même si les individus irrationnels comparent régulièrement leurs performances avec celles des individus rationnels. 

 

Les irrationnels ont intérêt à le rester 

 

Les auteurs prouvent que, dans certaines situations, les individus irrationnels sont plus enclins à maintenir leur comportement car ils obtiennent de meilleurs résultats que les individus rationnels. Ces conclusions resteraient identiques, lorsque les irrationnels comparent leur situation avec celle qu’ils auraient eu s’ils avaient adopté des anticipations rationnelles ou s’ils avaient soudainement l’opportunité d’échanger leur allocation d’actif optimale contre celle des individus rationnels. “Ces résultats sont importants, car ils démontrent qu’il peut parfois être rationnel d’être irrationnel et que l’irrationalité et la divergence d’opinion ont toute leur place dans la modélisation des marchés. Or lorsque l’on observe un modèle composé d’individus irrationnels et hétérogènes et un modèle composé d’individus ayant tous les mêmes anticipations, il ne se passe pas du tout la même chose même si l’on suppose que les anticipations sont en moyenne les mêmes dans les deux modèles. Les prix d’équilibre dans les deux modèles sont différents”, affirme Elyès Jouini, tout en expliquant que : “Dans le modèle avec des anticipations hétérogènes, tout se passe comme s’il existait un facteur de risque supplémentaire, et la volatilité est plus forte. Par conséquent, les prix sont plus élevés en raison de l’apparition d’une prime de risque résultant de l’hétérogénéité des individus irrationnels”. Dans de telles conditions, “l’hétérogénéité potentielle des individus doit être prise en compte dans les modèles de fixations des prix”, conclue Elyès Jouini. À travers leur article, les auteurs incluent des paramètres psychologiques qui ne sont pas pris en compte dans la théorie néoclassique. Les travaux actuels en finance comportementale apportent des éclairages nouveaux sur le fonctionnement des marchés financiers et le processus de formation des prix. Dans cet article, les auteurs intègrent ces paramètres psychologiques dans un modèle d’inspiration néoclassique pour l’enrichir et faire le lien avec les analyses issus de la finance comportementale.

 

BIOGRAPHIE

elyesElyès Jouini est diplômé de l’Ecole normale supérieure et agrégé de mathématiques. Il est professeur de mathématiques à l’Université Paris-Dauphine  et titulaire d’une chaire de la Fondation du Risque. Il est également Directeur de l’Institut House of Finance de Dauphine, Directeur du Master “gestion d’actifs” et vice-président du Conseil scientifique de l’Université Paris-Dauphine. Ses intérêts de recherche actuels portent sur l’économie financière, et en particulier sur l’hétérogénéité des croyances, l’agrégation, le risque de long terme et la structure par terme des taux d’intérêt.

 

Comment l’aversion à l’ambiguïté impacte-t-elle les investissements ?

Grâce à une enquête de terrain, Milo Bianchi et Jean-Marc Tallon montrent l’impact de l’aversion à l’ambiguïté sur les choix d’investissement et soulignent les différences fondamentales entre risque et ambiguïté. D’après l’article “Ambiguity Preferences and Portfolio Choices: Evidence from the Field” de Milo Bianchi et Jean- Marc Tallon, et d’un entretien avec Milo Bianchi.

 

Les économistes distinguent, depuis longtemps, niveau de risque et niveau d’ambiguïté. Pour autant, le débat sur les effets de chacun et leur influence respective sur les comportements des investisseurs continue d’animer la communauté académique. L’ambiguïté peut-elle être considérée comme un type de risque spécifique, ou est-ce un concept totalement différent ? Peut-elle être intégrée dans les modèles existants ou nécessite-t-elle des outils spécifiques ? Un individu averse à l’ambiguïté optera-til pour les mêmes choix qu’une personne averse au risque ? Ces questions sont d’autant plus importantes que, dans les faits, les marchés financiers comportent une part significative d’incertitude. Comprendre la nature et les conséquences de l’ambiguïté est donc primordial pour cerner au mieux le fonctionnement des marchés. 

 

Observer les choix des épargnants 

 

Milo Bianchi a abordé ces problématiques sur le plan empirique, via l’analyse des contrats d’assurance- vie d’un groupe français, en regardant à la fois leur composition et leur valeur à l’instant t. Plus précisément, l’étude examine les investissements opérés par près de 500 souscripteurs et leur évolution au cours de 8 années. En effet, chaque épargnant alloue son argent entre des fonds en euros (non risqués) et des unités de compte (plus risquées). Il choisit donc son exposition au risque et peut la faire évoluer régulièrement, en procédant à des réallocations. De plus, un questionnaire est adressé aux souscripteurs afin d’évaluer leurs préférences face au risque et à l’ambiguïté. Mettant ainsi en parallèle les données concernant les investisseurs averses à l’ambiguïté et ceux averses au risque, l’auteur analyse et compare le niveau de prise de risque, l’évolution de l’exposition au risque au cours du temps et la performance du portefeuille. 

 

Aversion à l’ambiguïté et compétences financières ne sont pas incompatibles

 

 

Moins d’ambiguïté et plus de risque 

 

Le premier point étudié est celui du niveau de risque pris par les détenteurs d’assurance-vie. Sur l’ensemble du panel, 42 % des contractants détiennent des actifs risqués. L’aversion au risque, comme celle à l’ambiguïté, devrait réduire ce pourcentage. Or, les travaux soulignent que les personnes averses à l’ambiguïté prennent en fait plus de risque que les autres : elles ont ainsi 11 % de chances supplémentaires de détenir un portefeuille fortement exposé au risque, à savoir avec un degré de risque supérieur à la moyenne observée. “En raison de leur aversion à l’ambiguïté, ces investisseurs rejettent certains actifs jugés trop flous”, explique Milo Bianchi. “Ils ont donc un portefeuille moins diversifié. Or, une diversification réduite est synonyme de risque accru.” Ce résultat peut également expliquer certains comportements, comme le relatif délaissement des marchés internationaux au profit du marché local. “Les investisseurs connaissant mieux les produits financiers et les  entreprises de leur pays, ils estiment que l’ambiguïté est moins forte et privilégient ces actifs”, poursuit l’auteur. Deuxièmement, le chercheur observe dans quelle mesure les préférences vis-à-vis du risque et de l’ambiguïté affectent la fréquence et l’amplitude des changements d’allocation. Il constate que l’aversion à l’ambiguïté conduit à une exposition au risque stable dans le temps. Ces investisseurs se montrent plus actifs dans la réallocation de leur portefeuille afin de garder un niveau de risque relativement constant. “Nos travaux montrent une stratégie d’investissement relativement sophistiquée, souligne Milo Bianchi. Aversion à l’ambiguïté et compétences financières ne sont donc pas incompatibles.” L’étude ne montre, par contre, aucun impact significatif de l’aversion au risque sur le niveau d’exposition. 

 

De bonnes performances financières 

 

Enfin, le dernier point abordé est celui des performances financières. Rejeter l’ambiguïté nuit-il aux retours sur investissement ? Les avis sur le sujet divergent. Certains avancent que les investisseurs averses à l’ambiguïté réalisent en moyenne de mauvaises performances en raison d’une sous-diversification de leur portefeuille. Or, le débat sur la performance de ces investisseurs rejoint celui de leur pérennité sur le marché. Si leurs performances sont mauvaises, ils finiront par disparaître et n’auront donc pas d’impact sur le marché. L’étude empirique montre le contraire. Dans le panel observé, les investisseurs averses à l’ambiguïté réalisent des performances supérieures à la moyenne. Cela s’explique, en partie, par le fait qu’ils prennent plus de risque dans leurs choix d’allocation. Les investisseurs averses au risque, quant à eux, ont des performances plus faibles que la moyenne. A travers ces travaux, Milo Bianchi et son co-auteur mettent en évidence les différences entre l’ambiguïté et le risque. Les deux préférences impliquent des comportements opposés en termes de prise de risque et de performance. “Nous démontrons que l’ambiguïté est un paramètre fondamentalement différent de celui du risque, non seulement d’un point de vue conceptuel mais aussi d’un point de vue empirique”. souligne le chercheur. “Les deux éléments doivent donc être inclus dans les modèles d’analyse économique adaptés.” Sur le plan applicatif, la recherche menée souligne le pouvoir prédictif de la préférence pour l’ambiguïté. La mesurer permettrait ainsi de mieux comprendre les choix d’investissement des épargnants et de mieux les anticiper. Inclure ces éléments dans les questionnaires de souscription d’assurance vie, par exemple, s’avérerait certainement très instructif.

 

BIOGRAPHIE 

CaptureMilo Bianchi est maître de conférences à l’Ecole d’Economie de Toulouse (TSE) et membre de l’Institut d’Économie Industrielle (IDEI). Ses thèmes de recherche portent sur l’économie financière, l’économie comportementale et le corporate finance. Titulaire d’un Doctorat d’économie de la Stockholm School of Economics, il est également diplômé du Massachusetts Institute of Technology, de l’University College London et de la Bocconi University.

 

 

 

 

Patrimoine : comment expliquer les différences de comportement des ménages ?

Pouvoirs publics, comme économiques, tentent régulièrement de convaincre les épargnants d’investir sur des produits financiers de long terme. Mais jugés risqués, ces actifs, pourtant nécessaires au financement de l’économie, sont souvent délaissés au profit du traditionnel livret A et de l’investissement immobilier. Comment expliquer de tels comportements ? Quels facteurs influencent l’orientation de l’épargne des ménages ? Les Français font-ils figure d’exception au sein de la zone euro ?D’après l’article “How do households allocate their assets? Stylised facts from the eurosystem household finance and consumption survey”, de Luc Arrondel, Laura Bartiloro, Pirmin Fessler, Peter Lindner, Thomas Y. Mathä, Cristiana Rampazzi, Fréderique Savignac, Tobias Schmidt, Martin Schürz et Philip Vermeulen.

Grâce à l’enquête “Household finance and consumption survey”, menée auprès de 15 pays de la zone euro, Luc Arrondel et ses coauteurs analysent les différences de comportements patrimoniaux des ménages au sein de la zone euro. Plus spécifiquement, ils étudient comment les caractéristiques individuelles des ménages, ainsi que les spécificités institutionnelles de chaque pays, impactent les achats immobiliers et l’investissement dans des actifs risqués. 

L’immobilier : 1ère composante du patrimoine 

Au sein du panel des quinze pays étudiés, l’immobilier représente en moyenne 70 % de la valeur du patrimoine des ménages, tandis que les produits financiers pèsent près de 15 % dont moins de 4 % pour les actifs risqués. L’immobilier constitue donc le principal patrimoine des Européens, et doit, à ce titre, faire l’objet d’une attention particulière. Deux aspects sont observés : le taux de propriétaires dans le pays et la valeur moyenne des biens détenus. Alors que le taux de propriétaires est de 60 % dans la zone euro, l’Allemagne connaît la plus faible proportion de propriétaires avec 44 %. A contrario, en Espagne, près de trois quart des ménages sont propriétaires. La France, quant à elle, occupe une position intermédiaire (55 %). En termes de valeur, la résidence principale représente 48 % du patrimoine des Français, alors qu’elle constitue 41 % de celui des Allemands. “De façon assez surprenante, les ménages allemands figurent parmi les plus faibles patrimoines de la zone euro, souligne Luc Arrondel. Cette situation s’explique par le nombre restreint de propriétaires et l’absence de bulle Patrimoine : comment expliquer les différences de comportement des ménages ? immobilière dans le pays. Si on retire l’effet de la bulle immobilière des calculs, les propriétaires Allemands sont parmi les plus riches d’Europe.” Des différences sont également notables sur la possession d’actifs financiers risqués. Entre un ménage sur quatre et un ménage sur cinq en détiennent en France (22 %) et en Allemagne (23 %). La proportion est plus forte en Belgique (31 %). Ces actifs représentent 11 % du patrimoine des Belges, 5 % du patrimoine des Allemands et seulement 3,5 % de celui des Français. 

L’impact des facteurs socio démographiques… 

De nets écarts existent donc entre les pays européens, tant en matière d’immobilier que d’investissement financier. La première cause est à chercher du côté des facteurs socio économiques. Ainsi, la probabilité de détenir de l’immobilier est fortement corrélée au niveau de patrimoine global : plus un ménage est aisé, plus sa probabilité d’être propriétaire est grande. De plus, à patrimoine équivalent, les couples avec enfants possèdent un logement de plus grande valeur que celui des célibataires ; les premiers occupant généralement un logement plus grand que les seconds. De même, le niveau de patrimoine global influence la détention de produits financiers. Les ménages les plus riches sont, par exemple, deux fois plus nombreux que la moyenne à détenir des actifs risqués, et investissent des montants plus importants. Même constat pour les personnes seules qui misent plus sur de tels actifs que les familles. Le niveau d’éducation a également un impact sur les choix d’épargne. Plus il est élevé, plus la probabilité de posséder des actifs risqués est importante. “Ce constat peut se justifier par l’existence de coûts d’information importants (monétaires ou autres) ou encore la conséquence d’une faible culture financière sur la diversification des investissements” précise Luc Arrondel. Enfin, l’étude met en avant un double effet de l’héritage : un effet direct sur le niveau de patrimoine, mais également un effet indirect sur les comportements. À niveau de patrimoine équivalent, une personne ayant hérité a ainsi plus de chance d’être propriétaire. De même, si ses parents possédaient des produits financiers risqués, elle a une probabilité plus forte d’en détenir elle-même

.…plus ou moins renforcé par l’environnement institutionnel 

Si l’impact des divers facteurs sociodémographiques sur les comportements patrimoniaux est notable, il se voit renforcé ou réduit selon les caractéristiques institutionnelles du pays. L’information disponible, notamment, joue sur les décisions d’investissement des ménages. Dans les pays bénéficiant d’un accès internet performant,  l’effet marginal du niveau de richesse sur la probabilité de détenir des actifs risqués est ainsi réduit. “Ce résultat est cohérent avec l’idée selon laquelle l’accès à l’information diminue les coûts d’entrée et les coûts de transaction sur les marchés financiers”, souligne le chercheur.
Autre paramètre institutionnel influençant les choix d’épargne : le système de retraite. Plus le taux de remplacement entre le revenu d’activité et la pension est faible, plus les individus sont incités à acheter des actifs risqués afin de maintenir leur niveau de vie. Enfin, l’investissement immobilier est étroitement lié au marché du crédit hypothécaire. Le logement est, en effet, souvent utilisé comme garantie à un prêt bancaire. Or, les caractéristiques du marché hypothécaire varient d’un pays à l’autre, notamment sur les possibilités d’utiliser ce procédé pour des achats autres qu’immobiliers. Les auteurs constatent ainsi une corrélation négative entre le développement de ce marché et l’effet marginal du niveau de richesse sur l’achat immobilier. Autrement dit, lorsque le marché hypothécaire autorise de gager des prêts non immobiliers sur le logement, l’impact du niveau de patrimoine sur la probabilité de détenir un logement est réduit.
En mettant en évidence les différents facteurs influençant les choix patrimoniaux, les travaux de recherche permettent de mieux comprendre les comportements des ménages et d’orienter d’éventuelles réformes structurelles. Les expériences des pays voisins peuvent ainsi être une source d’inspiration pour orienter l’épargne vers des produits de long terme.

BIOGRAPHIE

CaptureLuc Arrondel est chercheur associé à la Chaire TDTE, directeur de recherche au CNRS, chercheur à la Paris School of Economics. Ses recherches portent sur les aspects théoriques et empiriques des comportements d’épargne. Ses travaux concernent l’accumulation, la composition et la transmission du patrimoine des ménages, mais aussi la mesure des préférences et des anticipations des épargnants. Expert auprès de l’Insee pour la conception et l’exploitation des enquêtes “Patrimoine”, il réalise en parallèle avec André Masson, les enquêtes Pater (PATrimoine et Préférences face au TEmps et au Risque).

Comment les individus anticipent-ils le risque de dépendance ?

Avec le vieillissement de la population française, le financement de la dépendance est un enjeu de plus en plus important. Dans ce contexte, une meilleure connaissance des comportements de couverture face au risque dépendance est cruciale pour dessiner une prise en charge publique efficace et équitable. D’après l’article “Dans quelle mesure les préférences individuelles contraignent-elles le développement du marché de l’assurance dépendance ?”, de Roméo Fontaine, Manuel Plisson et Nina Zerrar ; et l’article “Comment la perception du risque de dépendance influence-t-elle la demande de couverture ? Premiers enseignements de l’enquête ESPS”, de Roméo Fontaine, Marc Perronnin, Nicolas Sirven, et Nina Zerrar, ainsi qu’un entretien avec Roméo Fontaine. 

 

Comment financer la prise en charge de la perte d’autonomie en France ? Comment les particuliers perçoivent-ils ce risque relativement lointain ? Quelles initiatives permettraient de développer le marché de l’assurance dépendance ?… Autant de problématiques à gérer pour les pouvoirs publics, les assureurs et les individus eux-mêmes dans un contexte de vieillissement de la population et d’augmentation des dépenses liées à la prise en charge de la dépendance : à l’horizon 2050, les besoins de financement du risque de dépendance seront supérieurs à ceux de du risque retraite, selon les estimations de 2011 de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). 

 

 

La préférence des individus pour le présent constitue le déterminant le plus important pour la souscription d’une assurance dépendance

 

 

Les ménages doivent mettre la main à la poche 

 

Toujours selon ces estimations, les ressources financières pour prendre en charge les personnes âgées dépendantes sont évaluées à 28,3 milliards d’euros, ce qui représente 1,41 % du PIB national. Sur ce montant colossal, les pouvoirs publics en ont financé 75 %, soit 21,1 milliards d’euros. Par conséquent, les restes à charge – aux frais des personnes âgées et de leur famille d’un montant de 7,2milliards d’euros – demeurent importants. Toutefois, les restes à charge des ménages sont sous-estimés, en raison d’un manque de statistiques sur ce sujet et de la non prise encompte des coûts indirects associés à l’aide apportée par la famille. En clair, les contributions familiales Comment les individus anticipent-ils nle risque de dépendance ? au financement de la dépendance des personnes âgées sont encore plus élevées que les estimations et cette tendance devrait s’accentuer davantage dans les années à venir. Pour se prémunir contre le risque de dépendance, les personnes âgées ont la possibilité de souscrire une assurance spécifique, mais le marché de l’assurance dépendance peine à se développer,  avec à peine deux millions de personnes âgées de 50 ans et plus réellement assurées. Les raisons ? D’abord, l’offre de couverture contre la dépendance est imparfaite, les produits sont hétérogènes, complexes et chers. La création d’un label par l’État permettrait d’homogénéiser ce marché, estime Roméo Fontaine. Ensuite, les individus ont une perception erronée du risque de dépendance à des degrés divers. C’est justement sur ce dernier point que Roméo Fontaine et ses co-auteurs se sont intéressés : “L’objet de nos travaux est de chercher, d’une part, comment les particuliers perçoivent le risque de dépendance et, d’autre part, ce qui les motive à s’assurer contre la dépendance”, explique Roméo Fontaine. 

 

Les individus ignorent leur couverture contre la dépendance

 

Pour réaliser leurs travaux empiriques, Roméo Fontaine et ses coauteurs se sont basés sur deux enquêtes en population générale : “Patrimoine et préférences vis-à-vis du temps et du risque” portée par Luc Arrondel (CNRS, PSE) et André Masson (CNRS, EHESS, PSE) et qui en 2011 intégrait un questionnaire “dépendance” développé par la Fondation Médéric Alzheimer ; ainsi que “l’enquête santé et protection sociale” de 2012 développée par l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (Irdes). Les chercheurs ont ainsi relevé, entre autres, que près de 25 % des individus ne savaient pas s’ils avaient une couverture contre le risque de dépendance, tandis que 64 % des répondants étaient certains de ne pas être couverts. Selon Romeo Fontaine, pour sensibiliser davantage la population au risque de dépendance, des efforts de pédagogie ou de communication pourraient être mis en place par les pouvoirs publics et/ou les assureurs. Dans leurs travaux, les auteurs ont ainsi analysé les déterminants socioéconomiques, et de manière plus originale, les préférences individuelles structurant les anticipations des individus à l’égard de la dépendance. 

 

La préférence pour le présent est un élément clé

La probabilité des individus à s’assurer contre la dépendance dépend de leur perception du risque de dépendance. Celle-ci peut être minorée (vision optimiste de l’avenir) ou majorée (pessimiste) en fonction de la personnalité propre à chaque individu. Ainsi, les optimistes s’assurent beaucoup moins contre la dépendance, car ils ont une sorte de myopie quant à la réalité, voire un certain déni concernant le risque de dépendance. Paradoxalement, les pessimistes ne s’assurent pas davantage, même s’ils ont une aversion au risque plus importante : “Une des hypothèses que l’on peut formuler par rapport à cette observation est que ces personnes se disent qu’elles ne pourront pas passer l’étape des questionnaires de santé des assureurs ou que la cotisation sera trop élevée”, affirme Roméo Fontaine. En réalité, les analyses empiriques des auteurs démontrent que la préférence pour le présent des individus constitue l’élément le plus important à la souscription d’une assurance dépendance. Or, étant donné que le risque de dépendance est lointain, il est logique que la préférence pour le présent joue un rôle prépondérant dans le choix des individus. En outre, l’altruisme est également un facteur qui détermine la volonté d’un individu à s’assurer contre la dépendance. En effet, plus une personne est altruiste et plus elle aura tendance à souscrire une assurance. L’objectif est de limiter la charge pour les aidants familiaux et/ou de protéger le patrimoine à léguer à sa descendance. Enfin, les estimations permettent de dresser le profil socioéconomique des personnes les plus susceptibles de s’assurer : “La classe moyenne est plus encline à s’assurer, car les ménages modestes ne peuvent pas se le permettre, tandis que les classes aisées ont la capacité d’absorber les coûts de prise en charge. Par ailleurs, plus le niveau d’éducation est élevé, plus les individus envisagent ce risque. Idem pour les célibataires sans enfant qui ont davantage de risque de se trouver seul en cas de dépendance. En revanche on peut remarquer que les femmes ne s’assurent pas plus une fois que l’on tient compte des préférences individuelles, alors qu’elles ont un risque de dépendance plus élevé que les hommes”, conclut Roméo Fontaine.

 

BIOGRAPHIE 

CaptureRoméo Fontaine est docteur en sciences économiques (Université Paris-Dauphine). Il est actuellement Maître de conférences à l’Université de Bourgogne au sein du Laboratoire d’Economie de Dijon (LEDi, UMR CNRS 6307, Inserm U1200) et chercheur associé à la Fondation Médéric Alzheimer. Ses recherches s’inscrivent dans le champ de l’économie de la santé et s’intéressent aux soins de longue durée destinées aux personnes âgées en perte d’autonomie. Il travaille en particulier sur les comportements individuels et familiaux de prise en charge (aide informelle, recours aux aidants professionnels, financement)

Santé, pensions de retraite et longévité : quel impact sur l’épargne des ménages ?

Le vieillissement démographique va représenter un défi colossal dans les décennies à venir. L’analyse des interrelations entre épargne, santé, retraite et durée de vie met en lumière l’importance d’une réflexion globale et cohérente en matière de réformes des systèmes de protection sociale. D’après l’article “Health, pension benefits and longevity: How they affect household savings?” de Najat El Mekkaoui de Freitas et Joaquim Oliveira Martins publié dans le Journal of the Economics of Ageing.

Face au vieillissement démographique et à l’accroissement continu de l’espérance de vie, les pays de l’OCDE sont confrontés à des enjeux de taille. Pour répondre à cette situation, les systèmes de protection sociale sont amenés à s’adapter. Des réformes en profondeur se préparent dans un grand nombre de ces pays. Mais quels types de réformes mettre en place ? Alors que les déficits publics se creusent, comment faire face à la hausse constante des dépenses de santé par rapport au PIB ? Comment financer les retraites quand les systèmes actuels sont devenus insoutenables ? C’est dans ce contexte de vieillissement démographique que Najat El Mekkaoui de Freitas et Joaquim Oliveira Martins ont cherché à analyser l’impact des systèmes de financement des retraites et des dépenses de santé sur l’épargne des ménages. Najat El Mekkaoui a beaucoup travaillé sur le thème des pensions de retraite et sur les comportements d’épargne. De son côté, Joaquim Oliveira Martins a réalisé des études approfondies dans le domaine de la santé, notamment des projections en matière de dépenses publiques de santé. Dans ce papier, ils ont choisi de mettre en commun leurs travaux. Si la recherche académique sur l’analyse des comportements d’épargne est abondante, les chercheurs ont ici une approche différente : mettre dans un même cadre d’analyse les problématiques de financement des retraites, de santé et de démographie. 

 

Le système de santé est aussi un déterminant clé de l’épargne 

 

Pour effectuer leurs travaux, les chercheurs ont combiné modélisation théorique et étude empirique. Ils s’appuient en effet sur la théorie du “cycle de vie”, largement utilisée en économie pour comprendre les comportements de consommation et d’épargne en fonction de l’âge. Le comportement rationnel des individus les conduit d’abord à emprunter puis à se désendetter et à accumuler de l’épargne pour l’utiliser au moment de la retraite, afin de maintenir leur niveau de vie. A partir du modèle de cycle de vie, les chercheurs ont ainsi mis en équation la longévité, les pensions de retraite et les dépenses publiques de santé pour étudier le niveau d’épargne des ménages. En théorie, on observe une corrélation négative entre le niveau des prestations de retraite et de santé et les incitations à l’épargne. En d’autres termes, entre pays, plus le taux de remplacement (pourcentage du revenu d’activité conservé par le salarié lorsqu’il fait valoir ses droits à pension) et le montant des prestations publiques de santé sont élevés, moins les ménages sont incités à épargner. Ce modèle a été testé empiriquement sur un échantillon de 22 pays de l’OCDE sur une période allant de 1970 à 2009. Les résultats tendent à confirmer les hypothèses théoriques. Les estimations suggèrent que les systèmes de santé sont un déterminant majeur des comportements d’épargne. Une augmentation d’un point de pourcentage du PIB des dépenses de santé publique induit, en moyenne, une diminution de 0,95 point du taux d’épargne des ménages. Les réformes des systèmes de pension, qui ne prennent pas en compte les systèmes de santé, pourraient donc ne pas avoir tous les effets escomptés sur l’épargne des ménages. Autres conclusions : l’augmentation de la durée de vie espérée devrait conduire à une hausse de l’épargne. En outre, le modèle suggère aussi qu’un niveau élevé du taux de remplacement associé à une part significative de la population âgée dans la population totale, pourrait expliquer une tendance à continuer à épargner aux âges élevés. Cette épargne excédentaire pourrait répondre à une volonté de transmettre son patrimoine ou alors de se prémunir contre le risque de dépendance (c’est-à-dire l’incapacité à accomplir certaines tâches de la vie quotidienne). Leurs résultats sont aussi en ligne avec “l’effet d’équivalence” ricardienne. À savoir, les déficits publics peuvent générer une incitation à l’épargne des ménages car ils anticipent une hausse des impôts. 

 

Plus de cohérence et de synergies dans les réformes 

 

Principal enseignement de ce papier de recherche : les réformes doivent être menées dans un cadre plus intégré. Transformer le système des retraites sans prendre en compte le système de santé ou le marché du travail serait peu efficace. Les résultats militent en faveur de plus de complémentarités et synergies entre les politiques mises en oeuvre. Ces liens concernent aussi les marchés financiers. Les systèmes par répartition permettaient jusqu’à présent de mutualiser le risque de longévité individuel. Les incitations à l’épargne doivent aussi aller de pair avec des marchés des annuités plus développés. Comment réussir à tirer avantage d’une vie de plus en plus longue et en bonne santé ? Cette gestion de la longévité est l’un des défis majeurs à relever dans nos sociétés.

 

BIOGRAPHIES

CaptureNajat El Mekkaoui est économiste senior et professeur associé en économie à l’Université Paris-Dauphine. Elle est également chercheur au sein du LEDa (Laboratoire d’Économie de Dauphine) et de l’UMR Dial. Ses travaux de recherche portent sur l’économie du vieillissement, les risques de longévité et les problématiques d’épargne et d’assurance des ménages.

 

 

 

Capture2Joaquim Oliveira Martins est responsable du département “Politique de développement régional” au sein de l’OCDE. Titulaire d’un doctorat en économie de l’Université Paris-I, Panthéon-Sorbonne, il est actuellement professeur associé à l’Université Paris-Dauphine. Il a débuté comme chercheur associé au CEPII (Centre d’Etudes Prospectives et d’Informations Internationales) avant de rejoindre l’OCDE en tant qu’économiste senior puis responsable du département “Statistiques économiques structurelles”.