A coup de débats sur les chiffres et de corrections, les prévisions de croissance rythment les calendriers politiques et médiatiques. Mais le PIB devrait bientôt se voir concurrencé par d’autres mesures.

Le 2 avril dernier, la loi Eva Sas sur la prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse a été adoptée par le Parlement. Elle rend ainsi obligatoire la publication d’indicateurs de qualité de vie et de développement durable au moment du projet du loi de finances. «L’objectif est de définir un petit nombre d’indicateurs, de les rendre visibles et de juger les actions d’un gouvernement sur ces bases », a expliqué la députée lors d’une conférence du Printemps de l’Économie consacrée à ce thème.

La place dominante du PIB est en effet dénoncée depuis longtemps ; ses limites étant bien connues. L’indicateur valorise certaines nuisances, comme les embouteillages qui augmentent la consommation d’essence, ignore les questions sociales comme les inégalités, et ne tient pas compte de la soutenabilité financière et environnementale. En 2008, la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi a été chargée d’établir un rapport sur la Mesure de la Performance Économique et du Progrès Social. Elle recommandait de compléter l’information donnée par le PIB par une série d’indicateurs qui devait, notamment, intégrer les notions de bien-être et de soutenabilité.

La loi Eva Sas s’inscrit dans la prolongation de ces réflexions, sans préciser toutefois quels indicateurs doivent être ajoutés. France Stratégie et le Conseil économique social et environnemental (CESE) sont chargés de les définir à l’issue d’une large consultation publique (un sondage est d’ailleurs en cours sur le site de France Stratégie). Mais si la nécessité de compléter le PIB fait quasi l’unanimité, le choix de ses acolytes reste controversé. Que mesurer ? Comment ? Sur combien d’indicateurs faut-il communiquer ? Faut-il inclure des enquêtes subjectives sur le ressenti des citoyens ou se centrer sur du quantitatif ?

Marc Fleurbaey, Professeur à l’Université de Princeton (USA), Claudia Senik, professeur à l’Université Paris-Sorbonne et à l’École d’économie de Paris, et Claire Plateau, Responsable de la coordination sur le développement durable à l’Insee, croisent leurs analyses.

Le débat porte sur la définition d'une "bonne" société

Marc Fleurbaey[1],Professeur à l'Université de Princeton (USA), et ancien membre de la commission Stiglitz-Sen- Fitoussi sur la mesure des performances économiques et du progrès social en 2008, propose d'intégrer les aspects du bien-être dans le PIB.

Marc-Fleurbaey_ramme - corriger le PIB en intégrant différents aspects du bien-être 

Quelle est l’origine du PIB ?

Le PIB a été créé après la seconde guerre mondiale afin de mesurer la reprise économique dans un contexte de reconstruction. Il a été construit dans une perspective productiviste qui était en phase avec l’époque. Le problème est qu’il est aujourd’hui utilisé de façon beaucoup  plus large. Il est devenu l’indicateur de référence de la performance économique, et même plus globalement, de la performance d’un pays.

Une utilisation « excessive » de cet indicateur peut-elle avoir des répercussions en termes de décisions politiques ?

Si la boussole utilisée est mauvaise, la direction risque de l’être également. Si la seule préoccupation est d’augmenter le PIB, les dirigeants politiques ne vont pas forcément regarder si cette croissance nuit à l’environnement ou si elle est générée uniquement par une hausse du temps de travail. Dans le second exemple, la richesse globale n’augmente pas. Elle est juste transférée du loisir au travail.

Vous proposez une alternative en intégrant les éléments non monétaires du niveau de vie dans le PIB. Pouvez-vous la présenter ?

L’idée est de corriger le PIB en intégrant différents aspects du bien-être : la santé, la situation familiale, le temps de travail, la précarité engendrée par le chômage, ainsi que le degré de confiance vis-à-vis des institutions. Selon notre approche, une dégradation de la santé va ainsi minorer le PIB.
Nous devons traduire les différents aspects du bien-être en revenu équivalent, autrement dit un revenu corrigé des aspects supplémentaires. Ces derniers sont évalués en équivalents monétaires calculés d’après les préférences de la population. Par exemple, pour obtenir une augmentation de loisir de 1 heure par semaine, quelle réduction de revenu un salarié est-il prêt à accepter ? Nous estimons ces préférences d’après différentes enquêtes qui nous informent sur les arbitrages des individus. 

Les critiques sur le PIB ne sont pas nouvelles. Et pourtant, aucun indicateur ne vient le détrôner…

Il est difficile de se mettre d’accord sur un indicateur alternatif car il n’existe pas de consensus sur ce qu’est une bonne société. En réalité, le débat ne porte pas sur des problématiques de mesure ou de calcul mais sur des visions idéologiques et politiques. Il n’existe donc pas un indicateur idéal.
Selon moi, la seule réponse possible consiste à proposer une batterie d’indicateurs synthétiques différents, correspondant aux différentes perspectives. En particulier, il ne faut pas se contenter de présenter des indicateurs partiels par domaine (santé, inégalités, logement…). Au contraire, les statisticiens et les chercheurs ont la responsabilité de proposer des synthèses, avec, par exemple, une mesure synthétique centrée sur la richesse du pays, une sur la satisfaction, et un PIB corrigé.

Des indicateurs de bonheur se développent. Que pensez-vous de ces initiatives ?

Ces mesures s’appuient sur des enquêtes de satisfaction. Chaque individu note son niveau de satisfaction par rapport à sa vie sur une échelle de 1 à 10. Ces démarches ont deux limites principales. D’une part, il existe un vrai problème de comparabilité des réponses car chaque sondé établit sa note selon des références qui lui sont propres. Ainsi, une personne ambitieuse, qui n’a pas encore atteint ses objectifs, pourra sous-évaluer son bonheur. Au contraire, une personne modeste aura tendance à le surestimer.
D’autre part, la réponse est bornée : la note est forcément comprise entre 0 et 10. Les courbes des indicateurs de bonheur sont donc relativement plates et ne permettent pas de mesurer de réels progrès, même lorsque les conditions de vie évoluent considérablement.

Mesurer le bonheur serait donc inutile ?

Non, je ne dirais pas cela. Le niveau lui-même n’est pas très intéressant, toutefois ces enquêtes permettent de comprendre les facteurs du bien-être. Elles mettent en évidence l’importance relative de chaque aspect (argent, temps disponible, santé…) dans la satisfaction des individus.

 

[1] Il est l’auteur du livre « Beyond GDP : Measuring Welfare and Assessing Sustainability » (avec Didier Blanchet)

La croissance fait-elle le bonheur?

SENIK Claudia - Le paradoxe d’Easterlin affirme même que la croissance ne permet pas d’élever le bonheur Pour Claudia Senik, professeur à l'Université Paris-Sorbonne et à l'Ecole d'économie de Paris, et auteur de « L’économie  du bonheur » ,  il est possible de cerner les facteurs de bonheur.

Vos recherches portent sur l’économie du bien-être et mesurent le niveau de bonheur des populations. Comment procédez-vous pour  mesurer ce sentiment ?

Il existe différentes approches. Certaines s’appuient sur des éléments objectifs, à l’image de l’Indice de développement humain qui prend en  compte l’espérance de vie, le niveau d’éducation, et le revenu par habitant.
Pour notre part, nous analysons le bien-être subjectif, autrement dit le bien-être déclaré par les habitants eux-mêmes. Nous nous basons sur de grandes enquêtes qui portent à la fois sur les conditions de vie des individus (âge, profession, revenu, composition du foyer, etc.) et sur l’évaluation de leur satisfaction par rapport à leur vie en général, puis par domaine (leur travail, leur logement, etc.). Les sondés se donnent une note sur une échelle allant généralement de 0 à 10.

Le bonheur est un sentiment très subjectif. Quelle peut-être la fiabilité de ces études dans ces conditions ?

Plusieurs raisons nous permettent de croire en la fiabilité de ces enquêtes. Tout d’abord, grâce au grand nombre de personnes interrogées, les biais sont d’une certaine manière lissés. Ensuite, dans les différentes études menées, nous retrouvons toujours les mêmes corrélations entre certains facteurs et le niveau de satisfaction. Le revenu, le fait d’avoir un travail, la santé, ou encore le fait de vivre en couple ont une incidence directe sur les notes de bien-être.
Enfin, nous nous apercevons que ces données ont un pouvoir prédictif. Les personnes qui se déclarent insatisfaites de leur travail ont une forte probabilité d’avoir changé d’entreprise quelques années plus tard. De même, celles qui sont moins heureuses ont un plus grand risque de divorce.

Quelle est l’utilité de ce type de mesures ? Un indice de bonheur peut-il compléter le PIB ?

L’objectif n’est évidemment pas de remplacer le PIB par un indice de bonheur mais plutôt de connaître le ressenti des citoyens. Les études de bien-être fournissent beaucoup d’informations sur les conséquences de la structure sociale sur le niveau de satisfaction : quelles sont les différences entre les hommes et les femmes ? Entre les classes d’âges ? Quel est l’impact de la santé sur le bonheur ? Les politiques publiques pourraient ainsi être évaluées au vu de ces informations afin de savoir comment elles touchent les diverses catégories de la population.
Il faut toutefois être vigilent vis-à-vis du caractère manipulable de ces données. Il s’agit en effet de variables déclaratives. Si l’on instaurait un lien direct entre le résultat de ces enquêtes et les choix politiques, certains sondés pourraient être tentés de fausser les résultats. Les partisans du gouvernement pourraient, par exemple, surnoter leur satisfaction et les opposants la sous-noter.

Le lien entre croissance et bonheur est régulièrement débattu. Le paradoxe d’Easterlin affirme même que la croissance ne permet pas d’élever le bonheur….

Sur cette question, il faut bien distinguer le court et moyen terme du long terme. Dans le premier cas, le lien entre revenu et bonheur est très clair. Les riches se déclarent plus heureux que les pauvres. La corrélation est par contre difficile à établir sur le long terme. Richard Easterlin a ainsi regardé l’évolution du revenu par tête aux Etats-Unis entre 1946 et 1970 et celle du bonheur moyen. Si le bonheur moyen évolue selon les années, la tendance sur la durée est plate alors que les revenus progressent très fortement.

Selon moi, ces résultats s’expliquent par plusieurs raisons. D’une part, il y a un problème d’instrument de mesure : contrairement au PIB, un indice de bonheur est borné, l’échelle de notation ne dépasse pas 10, et ne peut donc pas connaitre la même évolution que la mesure de la croissance. Sur le long terme, les gens vont réinterpréter le sens qu’ils donnent aux différents échelons. D’autre part, nous sommes confrontés à un problème de comparaison. Les individus notent leur bien-être, non pas en fonction d’un niveau absolu, mais du niveau de référence du groupe auquel ils appartiennent. Si les conditions de vie s’améliorent pour l’ensemble du groupe, cette amélioration ne se reflètera pas nécessairement dans les notes. Pour autant, cela ne veut pas dire que les personnes n’apprécient pas cet accroissement de confort.

De même, les personnes s’habituent à un certain niveau de prospérité, et finissent par le tenir pour acquis, ce qui ne signifie pas qu’il ne leur apporte pas une réelle amélioration. Autrement dit, même si pour l’instant nous ne parvenons pas à démontrer le lien entre croissance et bonheur sur le long terme, cela ne veut pas dire que ce lien n’existe pas.

La sélection des indicateurs correspond à des choix de société

PlateauClaire - France Stratégie et le Cese mènent actuellement un travail de concertation pour définir une dizaine d’indicateurs qui compléterait l’information donnée par le PIB.Claire Plateau, Responsable de la coordination sur le développement durable à l'Insee, souligne la complexité du choix des indicateurs.

L’Insee a effectué plusieurs modifications en termes de production statistique suite à la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi de 2008. Quels ont été les principaux changements ?

Il faut savoir que les réflexions sur la mesure de la performance économique, du progrès social et de sa soutenabilité sont anciennes. L’Insee n’a d’ailleurs pas attendu la commission Stiglitz pour s’engager dans cette voie. Mais il est vrai que cette dernière a redonné une impulsion à ces problématiques et l’Insee a mis en œuvre un important plan d’action pour répondre à ces demandes : investissements méthodologiques, nouvelles enquêtes, amélioration de la communication, implication dans les développements au niveau international.
Ainsi, afin de mieux prendre en compte la description des inégalités et des populations vulnérables, l’Insee a réalisé des investissements méthodologiques très novateurs pour éclater le compte des ménages calculé en comptabilité nationale (revenu, consommation et épargne) selon différentes catégories de ménages définies par le niveau de vie, la tranche d’âge, le type de ménage et la catégorie socio-professionnelle. L’Insee a également fait évoluer l’enquête « patrimoine » de manière à mieux décrire les inégalités de patrimoine grâce à un sur- échantillonnage des « hauts patrimoines ». Depuis 2014, cette enquête est d’ailleurs réalisée tous les 3 ans, au lieu de 6 précédemment, et sa panélisation, c’est à dire le suivi du même ménage dans plusieurs enquêtes, devrait permettre de mieux comprendre les hétérogénéités des comportements patrimoniaux et donner d’utiles éclairages sur la dynamique d’accumulation patrimoniale.

Qu’en est-il des indicateurs environnementaux ?

Dans le domaine de l’environnement, l’Insee et le service statistique du ministère de l’écologie calculent depuis 2010 l’empreinte carbone de la demande finale des ménages. Cet indicateur mesure les émissions de gaz carbonique générées non pas par la production des entreprises sur le territoire national, mais par la production partout dans le monde des produits consommés par les ménages sur le territoire national. Dans le contexte d’une économie globalisée, c’est un indicateur essentiel pour apprécier l’impact global de la consommation d’un pays sur le climat, bien public mondial.
Il s’agit toutefois d’un travail de longue haleine. Les recommandations de la commission Stiglitz sont très exigeantes. Les travaux à l’Insee se poursuivent tant au niveau national, qu’au niveau international, au sein de groupes de travail comme celui de la Commission Statistique des Nations Unies sur la mesure élargie du progrès.

Justement, la loi Eva Sas prévoit de publier, chaque année en plus du PIB, quelques indicateurs complémentaires. Comment définir les bonnes mesures ?

France Stratégie et le Cese mènent actuellement un travail de concertation pour définir une dizaine d’indicateurs qui compléterait l’information donnée par le PIB. Les choix sont en effet délicats car ils fabriquent une représentation de la réalité.
L’exemple du taux de chômage et du taux d’activité est assez parlant. Si vous communiquez sur le taux de chômage, vous pourriez être incité à encourager les retraites anticipées. Les incitations seront différentes si vous optez pour le taux d’activité. La sélection des indicateurs correspond à des choix de société qui doivent être issus d’un débat public.

Les arbitrages ne sont pas toujours faits. Les indicateurs ont tendance à se multiplier au risque de perdre leur efficacité…

C’est le risque. Multiplier les chiffres afin de satisfaire les différentes parties. Or, plus les indicateurs sont nombreux, plus l’information est diluée et difficile à communiquer. Mais il est aussi difficile de rendre compte d’une réalité complexe avec très peu d’indicateurs.
Pour avoir un réel impact dans le débat public, les mêmes indicateurs doivent être suivis dans le temps, avec une même méthodologie solide pour appréhender sans ambiguïté les évolutions.
De même, la question de l’harmonisation au niveau international est primordiale, là encore afin de pouvoir réaliser des comparaisons. Les États sont assez sensibles aux classements, et n’apprécient pas d’être présentés comme le mauvais élève. Le test PISA, par exemple, qui évalue les systèmes éducatifs des pays de l’OCDE, est fortement médiatisé et pousse les pays mal notés à réagir. Cela a été le cas de l’Allemagne qui a revu sa politique éducative, et a, depuis 2001, fortement progressé dans le classement.

In fine, les indicateurs du développement durable peuvent-ils devenir aussi visibles que le PIB ?

Le rapport restera toujours inégal. Le PIB mesure des flux et évolue sur le court terme. Les indicateurs environnementaux ou sociaux sont des indicateurs de stocks et connaissent de ce fait des évolutions plus lentes qui s’inscrivent dans le long terme. Il est donc logique que les commentaires politiques et médiatiques soient plus nombreux sur le PIB.