La finance dite éthique ne le sera pas vraiment tant qu’elle restreindra sa démarche aux choix d’investissement. Si les acteurs du secteur ne s’interrogent pas sur l’éthique
du système financier lui-même, moraliser la finance restera un voeu pieux.
Christian WALTER chaire Ethique et finance / FMSH

Article publié initialement sur www.pourlascience.fr » 465, juillet 2016

 

En septembre 2015, « Éthique et partage », l’un des premiers fonds français d’investissement socialement responsable (c’est-à-dire qui appliquent des principes du développement durable aux placements financiers), a annoncé qu’il excluait dorénavant les énergies fossiles de son portefeuille d’actions. La décision est louable, mais le rend-elle plus éthique pour autant ? Pas sûr.

Aujourd’hui, lorsqu’on parle de finance éthique, on pense immédiatement à la finance solidaire ou aux investissements « socialement responsables » (ISR), c’est-à-dire des formes d’épargne visant à financer des activités socialement utiles. Cette démarche se traduit en général par des critères d’exclusion dans les choix d’investissement : on exclut tel ou tel secteur d’activité (les énergies fossiles, le tabac, l’alcool etc.). On pourrait résumer cet objectif par la question : « Où va mon argent ? » Cette « autre » finance se propose de répondre à une urgence éthique : construire un système économique et financier qui soit plus juste et davantage soucieux d’un bien commun. Plus fondamentalement, ce qu’appelle cette autre finance, c’est une refondation des principes directeurs de la finance dite traditionnelle. À plus long terme, son objectif est aussi de révéler les limites des fondements de la théorie financière.

Pourtant, à écouter la plupart des acteurs professionnels – gérants de fonds de partage, investisseurs solidaires, etc. – qui oeuvrent concrètement dans le champ de la finance « autre », cette nouvelle finance plafonnerait sans parvenir à passer à une échelle supérieure : seuls 6 milliards d’euros ont été placés en France en 2014 sur des produits solidaires, contre 3 000 milliards placés en gestion traditionnelle. Quelque chose bloquerait son développement. Malgré des travaux théoriques de grande qualité qui présentent les principes de cette finance « autre », les acteurs professionnels peinent à en trouver les causes.

Les modèles de mathématiques financières appellent à exister des « choses » qui n’existeraient pas sans eux

Et si la limitation actuelle de la démarche de la finance solidaire ne venait pas de son objectif théorique de rupture avec la logique de la finance classique, parfaitement assumé et argumenté, mais de l’oubli pratique, par les professionnels, d’une composante essentielle de la finance classique : les structures techniques du système financier ? Par structures, j’entends les outillages techniques (logiciels de gestion et systèmes de calculs de risque) et mentaux (modèles de gestion, mathématiques financières, etc.) qui sont partout présents dans les pratiques professionnelles. Si l’on veut une finance réellement éthique, ces savoirs et ces techniques doivent aussi faire l’objet d’une investigation éthique, c’està- dire être analysés de la même manière que les choix d’investissement. N’y aurait-il pas aussi des outils techniques ou des modèles mathématiques à exclure des choix que l’on fait lorsqu’on gère des fonds de partage ? Ce critère d’exclusion des outils nécessite d’entrer dans la logique interne des modèles mathématiques et du savoir financier. Il relève pour cela de ce qu’on nomme l’éthique épistémique, c’est-à-dire de l’éthique liée au savoir. Aujourd’hui, l’éthique de la finance se limite à l’éthique déontologique et oublie l’éthique épistémique.

Or celle-ci est indispensable. Pourquoi ? Parce que la technique financière (un logiciel de gestion de portefeuille, par exemple) n’est pas seulement un outil qui serait neutre du point de vue des valeurs qu’il véhicule. On croit souvent que c’est l’usage qu’on fait d’un outil qui conditionne la qualité éthique de l’action. Cette conception, qui peut être juste dans le cas d’un marteau (planter un clou c’est « bien », frapper son voisin c’est « mal »), est complètement fausse dans le cas de la finance. Car les outils de gestion financière, loin d’être uniquement des aides à la prise de décisions (fussent-elles inspirées par des valeurs respectables), apparaissent bien davantage comme des transmetteurs de représentations scientifiques élaborées par la théorie financière, représentations pouvant inclure des modélisations mathématiques très abstraites.

Par exemple, élaborer un modèle de risque de crédit ne signifie pas juste entreprendre une description des risques que prennent les banques lorsqu’elles octroient un crédit, mais construire un objet théorique qui va modifier les pratiques du risque de crédit. C’est en ce sens que, aujourd’hui, les sociologues des sciences et en particulier ceux qui étudient la finance s’accordent à considérer que les modèles de mathématiques financières « fabriquent » la finance concrète. Il n’y a pas de « réalité financière » au sens où la planète Mars existe même si l’on ne braque pas un télescope dans sa direction. Les modèles de mathématiques financières ne produisent pas une prédiction mais une prédication. Ils appellent à exister des « choses » qui n’existeraient pas sans eux. C’est ce qu’on nomme leur performativité. Or pour l’heure, les acteurs de la finance éthique ne prennent pas en compte ce phénomène.

Le credo caché de la finance

La théorie financière et les mathématiques du risque façonnent progressivement le monde social à leur image. Ces effets sociétaux poussent à s’interroger sur l’arrière-plan théorique des représentations scientifiques de la finance : quel est le credo caché – le logos – de ces représentations ? Cette question est le domaine de l’éthique épistémique. Donnons un exemple concret de la manière dont le logos financier agit par performativité d’un modèle.

Les décisions d’investissement des gérants de portefeuille se répartissent en général en trois niveaux : une décision dite de stratégie (qui consiste à choisir une grande répartition, par exemple 50 % investis en actions et 50 % investis en obligations) ; des décisions dites tactiques (qui consistent à prendre des positions en s’écartant de la stratégie, par exemple 40 % en actions et 60 % en obligations) ; et enfin les choix de titres : dans les 40 % d’actions, quelles sociétés choisir ? Cette tripartition des décisions ne tombe pas du ciel : elle a été pensée en ces termes dans les années 1960 par des universitaires américains pour optimiser et s’intéressait davantage à la perte maximale probable, donc aux « individus » statistiques et non aux moyennes. C’est la conception de Markowitz qui a prévalu, entraînant à sa suite toute l’histoire de la gestion des portefeuilles, très largement formatée par la mesure de la performance des gérants professionnels, que l’on compare toujours à des moyennes (indices de référence).

Cet exemple montre comment des hypothèses qui se situent très en amont des pratiques financières concrètes ont un effet, d’abord dans la pensée des mathématiciens qui les utilisent dans leurs modèles, puis dans la pratique des professionnels qui les reçoivent. Or dans le cas du fonds « Éthique et partage », les portefeuilles sont gérés avec des outillages techniques et mentaux issus de la représentation de Markowitz. Du point de vue de l’éthique déontologique, tout est parfait : ces fonds visent une autre logique que celle, dominante, de maximisation de la rentabilité à niveau de risque fixé – une logique davantage solidaire. Mais la technique fait norme, et les valeurs de la finance solidaire se trouvent décalées par rapport à celles que transportent les techniques de gestion. En l’oubliant, on parle le langage de l’adversaire : les gérants de la finance éthique cherchent à prouver avec les outils de la finance classique qu’ils sont aussi bons (sinon meilleurs) que les gérants classiques. Hélas, les outils de la finance classique n’ont pas été pensés pour mettre en valeur les principes de la finance éthique et cette démarche ne peut donc aboutir. Le manque d’éthique épistémique devient ici un obstacle à l’éthique déontologique.

Un obstacle réglementaire

Ainsi, on ne résoudra pas le problème moral de la finance en injectant un surcroît de valeurs, fussent-elles éthiques, dans une structure dont les fondements reposent sur d’autres valeurs. La technologie de gestion contient une morale embarquée. On comprend que, pressée par l’urgence, la finance éthique ait commencé par le plus rapide et le plus simple : l’orientation de l’épargne vers des objectifs de type solidaire. Mais il faut maintenant étendre cette démarche aux instruments de gestion eux-mêmes.

Toutefois, un obstacle de taille à cette extension est la régulation financière actuelle. Les pratiques de la finance sont enchâssées dans des normes financières et des réglementations qui reposent sur les principes de la finance classique (optimisation du couple risque-rendement) et imposent les outils de celle-ci (indices de référence, calculs de risque avec probabilités). Prenons deux exemples récents, l’un à l’échelle macroéconomique, celle de l’organisation des marchés, l’autre à l’échelle microéconomique, celle des compagnies d’assurance. En 2014, la directive 2014/65/UE du Parlement européen, relative aux marchés d’instruments financiers (directive MIF2), a remodelé l’organisation de l’espace boursier européen. Son objectif déclaré est de faire tendre les échanges réels vers une forme « idéale » dont le préambule indique clairement qu’elle doit refléter la théorie financière classique. Cette contrainte réglementaire impose la notion de prix arbitré par une condition sur le couple risque-rendement.

Quant aux compagnies d’assurance, elles ont toujours dû calculer des montants minimums de réserves. Mais la directive 2009/138/CE du Parlement européen, dite Solvabilité II, impose de nouveaux modes de calcul de ces réserves, qui valident la théorie financière de l’arbitrage. On assiste donc à une « naturalisation » de la finance classique via les instruments de gestion des risques imposés par les normes financières. En cela, les instruments de calcul et les réglementations impliquent et, peu à peu, réalisent le monde financier imaginé par la théorie financière classique. Calculs et institutions se répondent en écho pour façonner une société qui se financiarise inexorablement dans cette direction.

Tant que la finance dite éthique reste cantonnée à l’éthique déontologique, elle demeure sans effet sur cette structure de financiarisation. De même que l’on parle d’investissements socialement responsables, il serait donc nécessaire que la régulation soit aussi socialement responsable. C’est une question politique. Mais pour le moment, l’avalanche réglementaire consolide et durcit la finance classique. Elle favorise l’optimisation du couple risque-rendement grâce à des critères tels que la calculabilité généralisée du risque par des probabilités et des lois simples des grands nombres. Les grands nombres, les moyennes, au détriment des individus : le contraire de ce que recherche la finance éthique. Il est plus que temps qu’elle complète son approche déontologique par une analyse critique des instruments financiers. 

 

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