La vision classique des marchés, récompensée en 2013 par un prix Nobel particulièrement ambigu, est celle de l’efficience : le prix est à chaque instant une indication fiable, non biaisée, de la valeur fondamentale des entreprises, des matières premières, des monnaies, des taux et du risque. Aucune stratégie n’utilisant de l’information publique ne devrait donc permettre de faire des profits systématiques. Les marchés se comporteraient ainsi comme des instruments de mesure parfaits, n’influençant en rien le prix qu’ils cherchent à “découvrir” – en référence ici au jargon classique qui parle de price discovery, et qui rappelle de façon troublante la métaphore platonicienne de la caverne. Les marchés permettraient alors aux investisseurs de faire des paris équitables sur les performances futures des entreprises, sans introduire de biais informationnels avantageant systématiquement les spécialistes, ni de bulles spéculatives qui attireraient, comme un miroir aux alouettes, les investisseurs crédules.

Les marchés efficients seraient donc, en théorie, fondamentalement stables. Toute déviation au prix “juste” serait immédiatement arbitrée par des acteurs informés, distillant ainsi un prix révélant en permanence, et de manière optimale, toute l’information pertinente disponible. Dans ce cadre, les décrochements du prix, les mouvements violents des marchés, sont expliqués par des causes exogènes aux marchés eux-mêmes. Les variations de prix observées empiriquement révèlent pourtant des régularités statistiques surprenantes (rappelées plus en détail au chapitre II) : distribution des variations de prix à “queues épaisses” (ou “queues de Pareto”), dynamique intermittente des prix (c’est à dire la présence de “bouffées” de nervosité entrecoupées de périodes calmes, de durée plus ou moins longues). Comment réconcilier la théorie des marchés efficients avec ces propriétés statistiques à la fois non triviales et universelles, observées sur tous les marchés et à toutes les époques ? Il est vrai que de nombreuses quantités, pouvant ou non impacter les marchés, sont elles-mêmes distribuées avec des “queues épaisses”, comme la richesse des individus, la taille des mutual funds ou des entreprises, l’amplitude des catastrophes naturelles, etc. Ceci pourrait suffire à expliquer la présence de queues épaisses dans la distribution des changements de prix, mais cette interprétation est mise en difficulté pour expliquer la volatilité excessive, intermittente, et à mémoire longue, des marchés.

Jean-Philippe Bouchaud & Damien Challet