Les modèles économiques ou d’autres disciplines sont construits sur la base d’hypothèses forcément réductrices et en même temps suffisamment sophistiquées pour permettre au modèle d’avoir un pouvoir explicatif et/ou prédictif élevé. Le modèle idéal est parcimonieux en règles et en paramètres et riche en conclusions en relation étroite avec la réalité observée.

 

Il néglige nécessairement certains phénomènes jugés secondaires et de ce fait explique de manière forcément imparfaite les observations : aucun modèle n’est parfait. Il arrive cependant que face à la beauté du modèle, à sa simplicité, à son fort pouvoir prédictif, on en arrive à considérer que c’est le modèle qui est parfait et la réalité qui est imparfaite. Ainsi en est-il de la loi dite des gaz parfaits en ther­modynamique : ce n’est pas la loi qui décrit imparfaitement le comportement des gaz, c’est au contraire le gaz qui devient parfait lorsqu’il obéit à cette loi.

 

De la même manière, les modèles économiques standards ont institué la rationalité sur la base de la capacité supposée de l’individu à prendre en compte toutes les informations disponibles, à en déduire toutes les conclusions possibles et à en inférer des anticipations qui sont ajustées dans le temps mais restent indéfiniment compatibles les unes avec les autres. L’individu est ensuite supposé, sur cette base, maximiser froidement, une fonction d’utilité ou de gain prenant en compte et pondérant conformément à ses anticipations toutes les dates et tous les scéna­rios futurs.

 

Ce paradigme a permis de produire un grand nombre de conclusions opérationnelles et d’intuitions qui ont rendu possibles de nombreuses avancées notamment en finance et en assurance. A tel point que l’on a fini par considérer comme irrationnel tout individu ou tout marché dont le comportement ou le fonctionnement n’était pas conforme aux hypothèses ou aux prédiction de la théorie.

 

La finance comportementale adopte la démarche inverse : elle part des comportements observés et des traits mis en exergue notamment par psychologues et sociologues pour intégrer ces “biais” dans l’analyse économique.

 

La Chaire “Les particuliers face au risque : analyse et comportement des marchés” de la Fondation du Risque, soutenue par Groupama, adopte cette approche et explore sur une base tant empirique que théorique les comportements individuels et la manière dont les marchés les intègrent, les répercutent et les alimentent.

 

Ce numéro, présente quelques uns des travaux développés dans ce cadre. Alors que Guy Kaplanski et ses co-auteurs s’intéressent à l’effet des émotions sur la prise de décision et notamment sur les comportements financiers, Luc Arrondel et André Masson analysent, sur la base d’une grande enquête menée entre 2007 et 2011, la manière dont la crise a modifié les comportements financiers des mé­nages.

 

Hippolyte d’Albis et ses co-auteurs s’intéressent quant à eux à un autre facteur impactant les comportements : la longévité. Quels sont les liens entre lon­gévité et âge de départ à la retraite ? Yannick Viossat d’une part et Milo Bianchi et Philippe Jehiel d’autre part, s’intéressent au degré de sophistication des indivi­dus sur un plan théorique pour les premiers et sur un plan opérationnel pour les seconds.

 

L’agent “rationnel” est supposé sophistiqué dans le sens où il identifie parfaitement la pertinence des informations et prend en compte toutes les actions (lorsqu’il a la possibilité de les observer ou de les inférer) des autres agents. Dans la réalité, les individus vont adopter des comportements plus naïfs. Leurs perfor­mances sont-elles pour autant inférieures ?

 

C’est la question qu’aborde Yannick Viossat. Bianchi et Jehiel adoptent un point de vue dual en évaluant l’impact du niveau de sophistication des investisseurs sur leur “compréhension” du rapport financier des entreprises et in fine sur leur évaluation de l’entreprise. La manière de présenter et de rédiger ces rapports devient alors un puissant outil d’orientation des analyses et des évaluations.

 

Elyès Jouini

 

 
 
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Les gens heureux sont-ils des investisseurs optimistes ?

La décision d’acheter ou vendre une action est basée sur un ensemble de faits et perspectives économiques liés au secteur et à l’entreprise. Mais d’autres facteurs entrent-ils en jeu ? Des évènements non économiques influencent-ils les décisions d’investissement ? Dans quelle mesure les émotions et les sentiments peuvent-ils modifier les comportements financiers ? Telles sont les problématiques abordées dans cet article.
D’après l’article “Do Happy People Make Optimistic Investors?” de Guy Kaplanski, Haim Levy, Chris Veld, et Yulia Veld-Merkoulova.
 
Dans un monde parfaitement ration­nel, les décisions seraient prises uniquement sur la base de chiffres et de faits. Mais, en réalité, les inves­tisseurs sont des êtres humains qui se laissent parfois influencer par leurs sentiments…
 
La littérature aca­démique (Baker et Wurgler, 2007) définit les sentiments des investis­seurs comme étant l’ensemble des croyances sur les cash-flows et les risques futurs non justifiés par les faits. Comment ces sentiments impactent-ils les plans d’investisse­ment ?
 
Guy Kaplanski, Haim Levy, Chris Veld, et Yulia Veld-Merkoulova se sont penchés sur cette question afin de connaître le réel effet des émotions sur les comportements financiers. Ils ont étudié le lien entre des évènements extérieurs influant généralement le moral (la météo, les résultats sportifs…) et l’humeur générale de l’individu ; ainsi que la relation entre ces évènements et les anticipations de l’investisseur quant à la volatilité et la rentabilité du mar­ché.
 
Pour ce faire, les auteurs ont inter­rogé des investisseurs actifs sur les marchés actions et ont exploré l’in­fluence de cinq paramètres :
  • l’humeur générale de la personne
  • la météo
  • la dépression saisonnière
  • les résultats de l’équipe sportive préférée
  • et le jour de la semaine : le fait d’être en week-end, par exemple, modifie-t-il les anticipations ?
L’humeur joue sur la vision du marché
 
Les résultats de l’enquête confir­ment certaines idées populaires. La météo a ainsi un fort impact sur l’humeur générale : plus l’individu juge qu’il fait beau, meilleur est son moral. De même, les personnes souffrant de dépression saisonnière sont particulièrement abattues du­rant l’automne et l’hiver. Or, lorsqu’on est de mauvaise humeur, on est plus pessimiste, et inversement… Les retours estimés par les personnes se déclarant de bonne humeur ap­paraissent systématiquement supé­rieurs à ceux des personnes de mauvaise humeur.
 
Afin d’analyser plus précisément l’impact du bien-être de l’individu sur ses comportements financiers, les auteurs ont créé un indice, l’“Individual Sentiment Index” (ISI) qui regroupe les différentes variables émotionnelles (à savoir, le temps, la dépression saisonnière et les résul­tats sportifs). Ils démontrent ainsi que cet in­dice a une répercus­sion posi­tive sur les anticipa­tions des rendements du marché boursier, et une réper­cussion négative sur la perception des risques.
 

“Plus l’investisseur est heureux, plus il anticipe de bonnes performances du marché boursier”

 
Autrement dit, si l’in­vestisseur se sent bien, il aura une vision optimiste du marché financier : valorisant les gains potentiels et minimisant les risques. Ces résul­tats sont en ligne avec de précé­dentes études, notamment celles de Nygren, Isen, Taylor et Dulin (1996) qui montraient que les émotions positives conduisaient à plus d’opti­misme quant aux probabilités de gains futurs.
 
Un investisseur optimiste est un in­vestisseur à l’achat
 
Plus “heureux”, l’investisseur a une vision optimiste des marchés. Reste à savoir si ce regard positif se traduit dans les faits, et donc dans les plans d’investissement.
 
La réponse est positive. Ses espé­rances de retours étant plus éle­vées, l’investisseur est incité à ache­ter plus d’actions. Par contre, l’effet des anticipations du risque sur les achats ou ventes d’actions s’avère peu significatif, laissant penser que les investisseurs prennent leurs dé­cisions d’abord en fonction de leurs anticipations de performance.
 
De plus, les sentiments impactent aussi bien les comportements sur le marché domestique que sur les marchés étrangers : le bien-être de l’individu influe positivement sur la vision du marché boursier néerlan­dais, comme celle du marché amé­ricain. De même, la perception des rendements est plus optimiste, tant à court terme qu’à long terme.
 
A noter enfin que si les sondés se disent de meilleure humeur le sa­medi, ils ne changent pas pour autant leurs compor­tements finan­ciers le week-end. De ce point de vue, le jour de la semaine apparaît comme peu pertinent.
 
Des actifs liés aussi à des facteurs non économiques
 
De nombreuses expériences en la­boratoire ont montré que les inves­tisseurs prenaient des décisions parfois irrationnelles, voire contra­dictoires avec l’utilité espérée. L’étude, basée sur un panel d’in­vestisseurs actifs sur les marchés, confirme l’importance des émotions dans les décisions d’investissement. Plus l’investisseur est heureux, plus il anticipe de bonnes performances et moins il anticipe de risque. Aussi, le prix des actions est en partie corrélé à des facteurs non économiques comme les conditions météorolo­giques, la saison ou encore les évè­nements sportifs.
 
Si certains de ces résultats étaient attendus, l’intensité du phénomène est surprenante. Les anticipations des personnes de bonne humeur sont systématiquement supérieures aux autres, et l’écart est toujours significatif.
 
Recommandations
  • Les facteurs non économiques, comme la météo, les résultats sportifs, ou le sentiment de bien-être, ont une véritable influence sur les décisions d’investissement.
  • Il est important d’évaluer leur impact afin de mieux comprendre le comportement des investisseurs.
 

La crise accroît-elle la peur du risque?

Les Français investissent de moins en moins en Bourse, préférant des placements plus sûrs, comme le livret A. Cette évolution s’est accentuée depuis les crises successives des subprimes et des dettes souveraines. Est-ce à dire que la crise rend les épargnants plus averses au risque ? Sinon, comment expliquer les modifications des comportements financiers ? Luc Arrondel et André Masson ont analysé ces évolutions, grâce à une grande enquête menée entre 2007 et 2011.
D’après l’article de Luc Arrondel et André Masson “Mesurer les préférences des épargnants : comment et pourquoi (en temps de crise) ?”, et un entretien avec Luc Arrondel.
 
Depuis la chute de Lehmann Brothers, les Français font preuve de plus de pru­dence dans leurs placements financiers. Une série d’enquêtes (Pater), réalisées entre 2007 et 2011, a mesuré l’évolution des comportements. Le nombre d’action­naires déclarés a ainsi diminué de 40 % entre décembre 2008 et juin 2012, tandis que les dépôts sur le livret A ont progres­sé d’environ 30 %1. Les ménages eux-mêmes se déclarent plus prévoyants. A la question “Diriez-vous que depuis la crise financière, vous êtes devenus plus prudent, moins prudent, ou vous n’avez pas changé ?”, 48 % des personnes interrogées se disaient plus précaution­neuses en 2009. Cette proportion est montée à 54 % en 2011, même si ces évolutions doivent être nuancées selon les différentes catégories sociales de la population. Face à ces constats, il est tentant de conclure que la crise rend les particuliers plus averses au risque. Mais cette conclusion n’est-elle pas un peu rapide ? Existe-t-il d’autres facteurs expli­catifs à ces changements d’attitude ?
 
Grâce à cinq vagues d’enquêtes, Luc Arrondel et André Masson ont étudié l’im­pact de la crise sur les comportements patrimoniaux des Français. Ils ont ana­lysé les évolutions en matière d’épargne au cours du temps et ont cherché les fac­teurs explicatifs de ce changement.
 
Trois facteurs clés
 
Les choix en matière d’épargne dé­pendent de trois grands types de fac­teurs. Tout d’abord, les “ressources” disponibles de l’individu. Il s’agit évidem­ment de son patrimoine mais aussi de son capital santé, son niveau d’éduca­tion, ses connaissances financières…
 
Ensuite, la perception de l’environne­ment et les anticipations vis-à-vis du futur. Cette catégorie regroupe des élé­ments économiques (évolution de salaire, risque de chômage, montants de la future pension de retraite…), tout comme les anticipations en matière d’état de santé ou d’espérance de vie, voire même celles concernant les évolutions du système de protection sociale.
 
Enfin, les préférences de l’individu à l’égard du risque et du temps. Ces fac­teurs renvoient au degré d’aversion au risque et à la préférence pour le présent (la façon dont un individu pondère le bien être futur par rapport à son bien être pré­sent). Les préférences de l’épargnant influent en effet sur les arbitrages entre consommation et épargne.
 
Une mesure du risque controversée
 
Un des points régulièrement discu­tés dans la littérature académique est la mesure de l’aversion au risque. Traditionnellement, les études l’évaluent via des critères quantitatifs, comme les échelles de risque à la Likert (sur une échelle de 0 à 10, la personne auto-éva­lue sa propension à prendre des risques), ou via des questions sur des choix d’in­vestissements financiers virtuels. La méthode de scoring utilisée par les cher­cheurs est différente puisqu’elle inclut des mesures qualitatives afin de dessiner un “portrait psychologique” de l’épar­gnant. Via des questions portant sur les différents aspects de la vie (consomma­tion, travail, sport, et cætera), les auteurs évaluent les préférences des sondés à l’égard du risque et du temps.
 
Des préférences identiques
 
Les résultats de l’enquête montrent que, pour une majorité de ménages, les res­sources disponibles étaient “encore peu touchées” par la crise en 2011. La baisse des revenus ne peut donc pas justifier les changements des comportements financiers. L’explication vient elle, dans ce cas, d’une plus grande allergie au risque ? Les méthodes de mesures tradi­tionnelles, souvent sensibles à l’environ­nement économique, vont dans ce sens puisqu’elles indiquent une augmentation de l’aversion relative au risque.
 
“La  prudence des épargnants s’explique par leur perception plus sombre de l’environnement économique”
 
Mais les “scores”, mis au point par Luc Arrondel et André Masson, donnent une vision contradictoire. Selon cet outil, les épar­gnants ont toujours la même attitude à l’égard du risque. Ils sont globalement aussi tolérants qu’avant la crise : “ni plus, ni moins”, indique l’étude. Quant à la pré­férence temporelle, elle est également restée stable : le “goût” pour l’épargne n’a guère évolué.
 
Mais des anticipations plus pessimistes
 
La nouveauté est ailleurs, dans la per­ception de l’avenir. Les individus sont devenus beaucoup plus pessimistes, en particulier après la crise des dettes souveraines de 2011. Ils revoient leurs anticipations à la baisse : alors que les personnes interrogées tablaient sur une progression de leurs revenus de 3 % en 2007, elles anticipaient une stagnation en 2011. De même, le rendement moyen anticipé sur le marché boursier passe de 5,6 % en 2007 à 0 % en 2011. Plus pessimistes à l’égard de la bourse, les Français s’en éloignent…
 
La plus grande prudence des épar­gnants dans leurs placements financiers s’explique ainsi par leur perception plus sombre de l’environnement économique, et non par un changement des préfé­rences vis-à-vis du risque. Pourquoi in­vestir dans des actions si on est persuadé qu’elles ne rapporteront rien ? La vision plutôt noire du contexte économique se­rait, pour les auteurs, la première cause du rejet des produits risqués. Reste donc à redonner un peu d’optimisme à la population. S’il est en effet très difficile d’influencer le degré d’aversion au risque d’un individu, des mesures pourraient être prises afin de sécuriser l’environne­ment économique, fiscal et social.
 
Recommandations
  • La question de l’orientation de l’épargne vers des investissements long terme est régulièrement au coeur des débats politiques. L’étude présen­tée permet de voir quels leviers peuvent être utilisés pour influencer les choix des épargnants.
  • S’il est très difficile de changer le degré d’aversion au risque des indivi­dus, les pouvoirs publics peuvent intervenir afin de sécuriser l’environ­nement, et rassurer ainsi les épargnants.
  • Garantir la pérennité du système de retraite, assurer la stabilité de la politique fiscale, sont autantd’éléments qui contribuent à une perception optimiste de l’avenir.
 
Biographie
 

Luc Arrondel est directeur de recherche au Centre National de Recherche Scientifique (CNRS), chercheur et professeur associé à l’école d’économie de Paris (PSE – Paris School of Economics). Il est également consultant scientifique à la Banque de France.

Economiste, ses recherches portent sur les aspects théoriques et empiriques des comportements individuels d’épargne. Ses travaux concernent plus précisément l’ac­cumulation, la composition et la transmission du patrimoine des ménages, mais aussi la mesure des préférences et des anticipa­tions des épargnants.

Expert auprès de l’Insee pour la conception et l’exploitation des enquêtes “Patrimoine”, il réalise en parallèle depuis une quinzaine d’années (avec André Masson), les enquêtes PATER (Patrimoine et préférences face au temps et au risque).

 

Vivre plus implique-t-il de travailler plus ?

Alors que la réforme des systèmes de retraite est au coeur des débats politiques, l’étude d’Hippolyte d’Albis se penche sur les facteurs qui influencent l’âge de départ à la retraite. Comment un individu prend-il sa décision ? Sur quels éléments se base-t-il ? Une meilleure espérance de vie entraîne-t-elle nécessairement un recul de l’âge de la retraite ? La réponse est complexe et croise les analyses démographique et économique.
D’après l’article d’Hippolyte d’Albis, Sau-Him Paul Lau et Miguel Sánchez- Romero “Mortality transition and differential incentives for early retirement”, et un entretien avec Hippolyte d’Albis.
 
Le recul de l’âge de la retraite est souvent présenté comme inéluctable. “Nous vivons plus longtemps, en conséquence, nous devons travailler plus longtemps”. L’histoire contem­poraine est pourtant en contradiction avec cette vision.
 
Ainsi, au cours du XXème siècle, l’âge de départ à la retraite a baissé dans les pays développés tandis que l’espérance de vie a augmenté. Aux Etats-Unis, par exemple, l’espérance de vie à la naissance pour un garçon était de 50 ans en 1900. Elle est mon­tée à 70 ans au milieu du siècle, avant d’atteindre les 80 ans dans les années 90. En parallèle, le taux d’activité des hommes de 65 ans et plus n’a cessé de diminuer, passant de 60 % en 1900, à 20 % en 1990. Une situation qui peut sembler contradictoire.
 
L’étude menée par Hippolyte d’Albis et ses co-auteurs tente d’expliquer ce paradoxe. Les chercheurs s’inté­ressent aux liens entre longévité et âge de départ à la retraite, et se penchent plus généralement sur les différents motifs qui influencent cette décision. Pourquoi un individu choisit-il d’arrêter son activité professionnelle ? Sur quels facteurs appuie-t-il sa décision ?
 
Les auteurs identifient trois élé­ments principaux :
  • le système public de retraite en vi­gueur, avec l’ensemble de ses inci­tations et pénalités,
  • le niveau de richesse,
  • et l’espérance de vie.
Dans un premier temps, ils ont élaboré un modèle permettant d’évaluer de fa­çon théorique l’importance relative de ces trois facteurs sur l’âge de départ en retraite. Ils poursuivent actuelle­ment leur étude par des tests empi­riques sur des données américaines. En effet, le système américain se prête mieux à l’analyse. Il est plus simple que son homologue français et com­porte moins de régimes spécifiques.
 
Baisse de mortalité : un impact qui va­rie selon les âges
 
Le premier critère évalué est celui de la longévité. D’un point de vue théorique, l’effet d’un allongement de la durée de vie est double. D’une part, l’horizon de consommation est prolongé. L’individu est donc incité à réduire ses dépenses à chaque âge, et à travailler plus long­temps pour compenser l’allongement de sa durée de vie. Il s’agit d’un effet de planification, qui a un impact plu­tôt dépressif sur la consommation. D’autre part, vivant plus vieux, chaque individu va bénéficier plus longtemps de ses revenus. De ce fait, il y a éga­lement un effet positif sur la richesse. L’objectif de la recherche est de déter­miner quel effet domine.
 
“La hausse de l’espérance de vie a peu d’impact sur le moment du départ en retraite
 
Il en ressort que l’impact varie selon l’âge qui bénéficie d’une baisse de morta­lité. Si la proba­bilité de survie s’améliore à un âge jeune, l’effet revenu l’emporte. Elle crée un effet de richesse car l’allon­gement de la durée de vie concerne la période active. Au contraire, si la survie s’améliore après l’âge de la re­traite, elle n’impacte pas le niveau de revenu. Les individus sont donc incités à allonger leur vie professionnelle afin de financer une retraite plus longue. L’effet planification prévaut.
 
Entre économie et démographie
 
Par cette démonstration, l’article fait le lien entre évolution économique et transition épidémiologique, dite aussi transition sanitaire1. Le début de la transition est essentiellement marqué par la baisse de la mortalité infantile ; tandis qu’au fil des années, les gains d’espérance de vie s’obtiennent sur les populations adultes, puis âgées.
 
L’âge de départ à la retraite aura donc tendance à avancer en début de tran­sition sanitaire, puis à reculer. Or, au cours du XXème siècle, la baisse de mortalité a touché les populations jeunes comme les plus âgées. Aussi, selon les chercheurs, les effets pla­nification et revenu se sont annulés. Une hypothèse qui se vérifie sur les données américaines. Le seul facteur de hausse de l’espérance de vie n’a qu’un très faible impact sur le moment du départ en retraite.
 
Moins de pénalité, plus de croissance
 
Le facteur longévité étant “sans effet”, les chercheurs se sont ensuite pen­chés sur l’influence du système public de retraite. En utilisant leur modèle sur les données américaines , ils ont effectué une projection des départs en retraite avec un système inchan­gé depuis 1935. Autrement dit, le régime pris en consi­dération ne comporte aucune pénalité ni incitation liée à la durée de la vie active. Le résultat est plutôt surprenant puisque l’âge de départ à la retraite n’évolue quasiment pas. Les systèmes de bonus/malus, mis en place par les Etats pour encourager les actifs à tra­vailler plus longtemps, seraient donc inefficaces… Toutefois, les conclu­sions de l’étude ne concernent pas la soutenabilité du régime. Si les pénali­tés influencent peu les décisions des travailleurs, elles sont utiles d’un point de vue économique.
 
Enfin, l’analyse porte sur la corré­lation entre retraite et croissance. Elle a notamment étudié les consé­quences d’une croissance nulle, donc d’une stagnation des revenus. Cette hypothèse a été intégrée au modèle. L’étude montre alors un recul de l’âge du départ à la retraite. En période de ralentissement économique, les indivi­dus travaillent plus longtemps afin de compenser leur perte de revenu. Des conclusions qui laissent présager d’un allongement de la période d’activité.
 
Recommandations
  • Il est nécessaire d’aborder la problématique de la retraite, via une vision interdisciplinaire.
  • Structures démographiques et économiques sont étroitement liées, même si les modifications démographiques n’impliquent pas toujours une évolution économique linéaire.
  • Il serait intéressant de mener une étude similaire avec des données françaises.
Biographie
 

Hippolyte d’Albis est professeur de sciences économiques à l’univer­sité Paris 1 et à l’Ecole d’économie de Paris ; il est membre de l’Insti­tut universitaire de France et des chaires “Transitions économiques, transitions démographiques” et “Les particuliers face au risque”.  Il a reçu, en 2012, le prix du meilleur jeune économiste décerné par le Cercle des Economistes et Le Monde.

 
 

Les entreprises n’ont pas intérêt à jouer la transparence

Chaque investisseur s’appuie sur les informations fournies par une société pour en estimer la valeur. Toutefois, ses ressources en temps et en capitaux étant limitées, son analyse peut être biaisée. Dans ce contexte, les entreprises sont-elles incitées à complexifier leurs rapports financiers pour influencer les croyances des investisseurs ? Quelles sont les conséquences sur le niveau des cours des actions ?
D’après un entretien avec Milo Bianchi et l’article “Financial reporting and market efficiency with extrapolative investors” de Milo Bianchi et Philippe Jehiel
 
Les entreprises cotées doivent se conformer à un certain nombre de règles, notamment en matière de transmission d’information au marché. Elles sont ainsi tenues d’établir chaque année un rapport financier de leur activité. Les sociétés bénéficient toutefois d’une marge de liberté dans la présentation de ce document. Elles peuvent donner plus ou moins de détails, répartir les éléments dans de nombreuses sous-parties ou offrir une synthèse plutôt concise.
 
Dans leur étude, les auteurs s’interrogent sur l’impact de la stratégie de reporting financier sur les investisseurs. A-t-elle une influence sur leur comportement ? Par ricochet, la communication financière peut-elle jouer sur le niveau des cours ? Les investisseurs les plus sophistiqués sont-ils moins sensibles que les autres à ces méthodes de marketing ?
 
Une question de temps…
 
Pour réaliser ses transactions, chaque investisseur évalue la valeur d’une entreprise sur la base des informations fournies. Si le cours de l’action est inférieur à son estimation, il achète des titres ; dans le cas contraire, il vend. Mais cette estimation n’est pas effectuée de façon parfaitement rationnelle. Elle est en réalité biaisée à deux niveaux. Tout d’abord, elle s’effectue sous une contrainte de temps. Aussi, face à un document dense et complexe, les investisseurs n’étudient pas avec attention l’ensemble des éléments fournis. Chacun d’entre eux se focalise sur un échantillon d’information, qui peut varier d’un individu à l’autre. Or, le chercheur démontre que les investisseurs sont plus attentifs aux bonnes nouvelles. Ils recherchent en effet les transactions les plus rentables, et doivent donc allouer leurs capitaux aux meilleures entreprises. Une information positive a ainsi plus d’impact sur leur comportement, et par là même sur le prix de l’action, qu’une information négative. Dans ces conditions, une présentation longue et opaque des résultats financiers permet de “dissimuler” les mauvaises performances. Bien que les informa­tions négatives soient notifiées, elles reçoivent moins d’attention de la part des investisseurs.
 
…et d’argent
 
La seconde contrainte est d’ordre financière. Les investisseurs dispo­sant d’un capital limité, ils ne peuvent pas investir dans toutes les sociétés. Ils choisissent celles qui leur assurent le meilleur bénéfice de transaction. En conséquence, le prix de l’action n’est pas déterminé par l’ensemble des investis­seurs, mais seulement par ceux qui ont misé sur cette firme. Une situation qui favorise les entre­prises. Cette double limitation des ressources, en temps et en argent, génère un effet positif sur leur valorisation. Les cours sont influencés à la hausse, parfois bien au-dessus de la valeur fonda­mentale.
 

“Une présentation complexe des résultats financiers permet de “dissimuler” les mauvaises performances

 

Face à ces imperfections de marché, les auteurs ont souhaité évaluer l’im­pact du niveau de sophistication des investisseurs sur leur approche du rapport financier et sur leur évaluation de la société. Le niveau de sophisti­cation est mesuré ici par le nombre d’informations traitées. L’étude sou­ligne que plus les investisseurs traitent d’informations, plus leur évaluation de l’entreprise est proche de la valeur réelle. Toutefois, bien que la sophis­tication des investisseurs améliore la justesse du processus de formation des prix, et donc le fonctionnement du marché, elle ne suffit pas à assu­rer son efficience. L’évaluation faite par les investisseurs demeure en effet supérieure à la valeur fondamentale.
 
La concurrence ne fait pas tout
 
Les travaux des chercheurs ont enfin porté sur les effets de la concurrence. Une concurrence plus forte conduit-elle à une appréciation du prix des actions plus juste ? La théorie libé­rale l’affirme, l’article présenté tend à prouver le contraire. Quel que soit leur nombre sur le marché, les entreprises n’ont pas intérêt à communiquer de façon transparente. La transparence conduit à établir le prix des actions au niveau de la valeur fondamentale, tandis qu’un rapport financier plus opaque amène les investisseurs à surévaluer l’entre­prise. Les sociétés ne tirent donc aucun avantage à com­muniquer de façon claire et précise. Le niveau de concur­rence ne change rien à cet état de fait. Il ne peut, à lui seul, assurer une bonne formation des prix.
 
La théorie libérale sur l’efficience des marchés repose sur une parfaite rationalité des acteurs. L’article pré­senté prouve que la réalité est bien différente. Les investisseurs disposent d’un temps et d’un capital limités pour réaliser leurs opérations. Dans ces conditions, leur analyse est biaisée. Les sociétés en sont conscientes et optent délibérément pour une pré­sentation complexe de leurs résul­tats afin de masquer les mauvaises performances. Simple et centrée sur les informations essentielles, ou au contraire dense et complexe, la stra­tégie de communication financière utilisée a une influence directe sur le cours de bourse.
 
 
Recommandations
  • L’appréciation de la valeur d’une entreprise par les investisseurs est une question complexe. De nombreux paramètres entrent en ligne de compte.
  • Une vigilance accrue des investisseurs vis-à-vis des rapports financiers serait évidemment bénéfique.
  • Il est également possible d’accroître les contraintes de reporting des sociétés. Mais le sujet de la communica­tion financière est aussi lié à la politique de rémunération des dirigeants.
  • D’autres études ont démontré que plus les managers étaient intéressés aux performances de l’entreprise, plus ils étaient incités à manipuler les cours.
 
Biographie
 

Milo Bianchi est maître de confé­rences à l’Ecole d’Economie de Toulouse (TSE) et membre de l’Ins­titut d’Économie Industrielle (IDEI). Ses thèmes de recherche portent sur l’économie financière, l’écono­mie comportementale et le corpo­rate finance. Titulaire d’un Doctorat d’économie de la Stockholm School of Economics, il est égale­ment diplômé du Massachusetts Institute of Technology, de l’Uni­versity College London et de la Bocconi University à Milan.

 

Théorie des jeux : la simplicité aboutit-elle à la complexité ?

Plusieurs approches s’opposent en théorie des jeux. Une différence entre les modèles repose sur le degré de sophistication des joueurs et leur niveau de compréhension du jeu : certains vont raisonner de façon complexe en tenant compte des actions des autres participants, tandis que d’autres vont adopter des comportements plus naïfs. Mais au final, les performances des joueurs sophistiqués sont-elles réellement supérieures ? Dans ce travail, Yannick Viossat aborde ces problématiques de façon indirecte en reliant deux processus d’apprentissage simple : le jeu fictif et les dynamiques de non regret. Grâce à ce lien, la compréhension de l’un de ces processus permet de mieux comprendre l’autre.
D’après l’article d’Andriy Zapechelnyuk et Yannick Viossat “No-regret dynamics and fictitious play” et un entretien avec Yannick Viossat.
 
De nombreuses théories économiques et financières visent à comprendre et anticiper le comportement des agents financiers. La théorie des jeux fait par­tie de celles-ci. Elle analyse les prises de décision des personnes physiques, entreprises ou institutions, en situation d’interaction. Chaque joueur a ses inté­rêts propres et peut se positionner de différentes façons. La meilleure stra­tégie dépend des actions des autres joueurs. A comportement des autres donné, il y a une ou des bonnes déci­sions, mais il n’existe pas une bonne décision en soi. Aussi, chaque partici­pant tente de prédire le comportement de ses compagnons de jeu. Reste à sa­voir quel est le niveau de connaissance du jeu de chaque participant.
 
Joueurs simples ou complexes
 
En la matière, plusieurs approches théoriques existent, correspondant à des caractéristiques différentes des joueurs. Certaines considèrent les joueurs comme des agents parfaite­ment rationnels et très bien informés. Les joueurs ont une excellente compré­hension de l’interaction dans laquelle ils sont engagés et comprennent les intérêts des autres. Ces hypothèses sont très fortes et ne correspondent pas toujours à la réalité.
 
D’autres modèles considèrent des joueurs moins sophistiqués. Les agents prennent des décisions sans bien com­prendre l’interaction à laquelle ils parti­cipent. Ils usent de stratégies simples, en imitant d’autres joueurs ayant obte­nu de bons résultats dans le passé par exemple, ou encore en suivant un pro­cessus d’essai/erreur.
 
Une question centrale est de com­prendre les différences et similitudes entre ces deux types de joueurs : à long terme, les joueurs “simples” réussissent-ils à approcher les perfor­mances des joueurs “sophistiqués” ? Apprennent-ils de leurs erreurs ? Leurs comportements non optimaux finissent-ils par disparaître au fil des jeux ? Quels sont les liens entre les actions de ces deux types de joueurs ? Comment ex­pliquer d’éventuelles corrélations ?
 
Cette question est au coeur des travaux de Yannick Viossat. Elle est abordée ici de manière indirecte. Ce travail établit en effet des liens entre deux proces­sus d’apprentissage : deux manières simples de se comporter.
 
Lorsqu’on sait que la première aboutit à des com­portements sophistiqués, on peut alors en dire de même pour la seconde, tout du moins dans certaines classes de jeux.
 
Du jeu fictif…
 
L’auteur étudie deux processus d’ap­prentissage : le jeu fictif et les dyna­miques de non regret. Dans la pre­mière, chaque agent présume que le passé est un bon indicateur du futur. Il se base sur le comportement moyen des autres joueurs dans le passé afin d’anticiper leurs coups futurs. Plus pré­cisément, à la date t+1, il choisit une action qui est optimale contre le com­portement moyen des autres joueurs jusqu’à la date t incluse. “Il s’agit d’un processus d’apprentissage un peu naïf puisqu’il ne prend pas en compte l’évo­lution des comportements des autres joueurs” explique Yannick Viossat.
 
… aux dynamiques de non regret
 
Le second processus (en fait, une classe de processus) est lié à la notion de regret. Dans un jeu répété, un joueur éprouve du regret pour une action, s’il pense rétrospectivement que cette ac­tion lui aurait procuré plus de bénéfices que celles qu’il a choisies. “Le sen­timent de regret n’est pas forcément rationnel, prévient le chercheur, car si le joueur A modifie son comportement, il est probable que le joueur B fasse de même. Si le joueur A avait joué dans le passé l’action qu’il regrette de ne pas avoir choisie plus souvent, cela aurait peut-être amené le joueur B à se com­porter d’une manière beaucoup plus nuisible à A. Néanmoins, c’est un senti­ment que nous éprouvons et qui influe sur nos décisions.”
 
Les dynamiques de non regret choi­sissent une action avec une probabi­lité d’autant plus grande qu’on regrette de ne pas l’avoir choisi dans le passé. Elles garantissent au joueur de ne pas avoir de regret sur le long terme. Si elles n’assurent pas une victoire à tous les coups, elles offrent une bonne ga­rantie : aucun comportement constant (c’est-à-dire répété à chaque partie) ne pourrait donner de meilleurs résultats.
 
Deux stratégies : une même perfor­mance
 
Dans son article, Yannick Viossat dé­montre qu’une grande classe de dyna­miques de non regret et le jeu fictif sont étroitement liés, les premières corres­pondant à un processus de jeu fictif perturbé. Sur le long terme, jeu fictif et dynamiques de non regret donnent des résultats proches. De précédentes études avaient déjà constaté les simili­tudes de résultats entre ces deux pro­cessus d’apprentissage, sans réussir cependant à les expliquer. Le lien entre les deux stratégies est cette fois établi, grâce à des résultats mathématiques récents sur une certaine classe de sys­tèmes dynamiques perturbés. Il permet d’une part de comprendre la proximité de résultat, et autorise d’autre part l’ana­lyse d’un processus à travers l’autre.
 
Ainsi, il sera possible d’appréhender le fonctionnement de la dynamique de non regret grâce aux connaissances établies sur les jeux fictifs. Sachant que le jeu fictif abouti, dans certains types de jeux, à des comportements sophisti­qués, comme le fait de jouer des équi­libres de Nash (une situation où chacun joue de façon optimale étant donné les comportements des autres), on s’attend à ce que les dynamique de non regret aient des propriétés similaires. Les au­teurs ont pu le démontrer dans certaines classes de jeux. Un moyen supplémen­taire afin d’affiner les connaissances et la compréhension des comportements des agents financiers.
 
Recommandations
  • L’étude des phénomènes d’apprentissage en théorie des jeux peut s’appliquer dans la gestion de réseaux complexes, comme les réseaux télécoms. Elle peut par exemple être utilisée pour faire en sorte que les téléphones portables choisissent une antenne de façon à assurer un fonctionnement optimal du réseau.

  • Dans le domaine financier, la théorie des jeux peut fournir une approche qualitative du comportement des investisseurs

Biographie

 

Yannick Viossat est maître de confé­rences en mathématiques à l’uni­versité Paris-Dauphine. Ses travaux portent essentiel­lement sur la théorie des jeux – l’analyse formelle des interactions stratégiques – et ses applications en économie, en finance et en biologie. Il s’intéresse particulière­ment aux questions d’évolution et d’apprentissage, et notamment à l’étude de l’évolution du comporte­ment d’agents à la rationalité limi­tée, et s’adaptant à leur environne­ment suivant des règles simples.