Représentant près de 80 000 milliards de dollars dans le monde, le shadow banking pèse de plus en plus lourd dans le financement de l’économie. Une progression qui génère des inquiétudes et des questionnements quant à son encadrement.

 

Définir précisément le shadow banking semble aussi complexe que le réguler. Le Conseil de Stabilité Financière parle ainsi  d’un « système d’intermédiation de crédit impliquant des entités et des activités en dehors du système bancaire traditionnel, susceptible de poser des risques systémiques et/ou de recourir à des arbitrages réglementaires ». Une définition assez large qui peut englober nombre d’acteurs et de pratiques. Banques d’affaires, fonds de pension, fonds monétaires, hedge funds, ou encore trusts de gestion d’actifs sont associés à la « finance de l’ombre ». Mais dans une vision plus globale, certains incluent également les établissements de crédit consommation, les sociétés de micro-crédit, ou les sites de crowdfunding.

Un secteur en expansion

Les contours étant flous, il est difficile de chiffrer précisément les montants en jeu. Toutefois, plusieurs estimations fournissent des ordres de grandeur.  Dans un rapport d’octobre 2015, la Banque Centrale Européenne estime que le shadow banking dans la zone euro est passé de 19 000 milliards d’euros fin 2013 à plus de 23 000 milliards fin 2014. A cette même période, les actifs gérés par le secteur bancaire classique représentaient quelque 30 000 milliards d’euros. L’institution inclut dans son calcul tous les intermédiaires financiers en dehors des banques, assurances et fonds de pension.

Au niveau mondial, le Conseil de Stabilité Financière l’évalue à 80 000 milliards de dollars en 2014, dont 36 000 milliards d’actifs qui représenteraient un risque potentiel pour la stabilité financière de l’économie.

Cette progression inquiète et incite les régulateurs à se saisir du sujet. Mais encadrer un secteur hétérogène, tant par ses acteurs que par ses pratiques, n’est pas mince affaire, d’autant plus qu’une régulation trop contraignante ou mal définie pourrait s’avérer contre-productive.

Jean-Jacques Pluchart, professeur à l’Université Paris 1, Dominique Plihon, professeur à l’Université Paris XIII et Pascal Blanqué, directeur des investissements d’Amundi, croisent leur analyse sur ce sujet.

 

 

Attention au développement d'un "shadow shadow banking"

Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre du Labex Refi, Jean-Jacques Pluchart a co-dirigé, avec Constantin Mellios, l’ouvrage collectif Le Shadow Banking[1]. Il souligne la difficulté de trouver le juste équilibre entre « sous » et « sur » régulation.

 

La notion de shadow banking semble assez floue. Quelles activités regroupez-vous sous ce terme ?

Le périmètre du shadow banking est difficile à définir, et recouvre dans tous les cas des réalités et des pratiques très différentes. Il est toutefois possible de distinguer deux niveaux: le non banking et le quasi banking. Le premier forme le « noyau dur » et regroupe des véhicules non comptabilisés dans les bilans bancaires, donc non soumis à Bâle 2 et 3. Ces véhicules transitent par les bilans de sociétés financières comme des trusts, des sociétés de gestion d’actifs, des sociétés d’investissement, ou encore des fonds spéculatifs. Ils se sont développés en partie grâce aux banques qui se sont déchargées de certains risques auprès d’eux. La crise des subprimes en est l’illustration. Les banques américaines ont accordé des crédits à des sociétés immobilières, avant de revendre ces créances auprès de fonds de couverture ou de titrisation.
On peut également adopter une vision plus large du shadow banking en incluant le quasi banking. Ce dernier recouvre certaines formes de crédit à la consommation, le factoring, le crédit inter-entreprises ou encore le crowdfunding. Ces financements sont en plein essor mais ne passent pas par le système bancaire.

 

Quels sont les risques associés à cette finance parallèle ?

Les risques varient selon les acteurs et les opérations. Concernant le non banking, la principale inquiétude porte sur le risque de liquidité. Les sociétés financières collectent des dépôts à court terme et les placent sur des investissements de long terme. Si de nombreux déposants demandent à retirer leurs fonds au même moment, la société ne pourra pas y répondre. Les cours des titres concernés baisseraient, entraînant dans sa chute plusieurs acteurs. Quant au quasi banking, il génère différents risques (risque de contrepartie, de solvabilité) pas nécessairement maîtrisés.
Mais de façon générale, le risque le plus redouté est le risque systémique propagé par contagion d’un conduit non bancaire au secteur bancaire.

 

Comment réguler ces pratiques ?

Plusieurs approches peuvent être envisagées. Certains économistes plaident pour l’instauration d’une comptabilité consolidée, placée sous la surveillance d’un tiers comme un commissaire aux comptes. Les activités de finance parallèle seraient ainsi plus transparentes, et pourraient être mieux contrôlées. Une autre voie reposerait sur l’autorégulation avec la création d’institutions en charge de la rédaction et de l’application d’un code de bonnes pratiques. Enfin, aux côtés de ces approches globales, des mesures plus ciblées selon les métiers et les opérations pourraient être mises en place.

 

Il est difficile de concevoir une réglementation financière à un échelon national. Tous les Etats sont-ils enclins à prendre de telles mesures?

Des freins existent évidemment. Certains pays, notamment au Moyen-Orient, utilisent le shadow banking comme une forme d’avantages concurrentiels. En favorisant la création de clusters financiers peu régulés, ils attirent les capitaux étrangers, en particulier les encours des grands pays émergents comme la Chine ou le Brésil. L’approche globale est donc complexe et ne pourra certainement pas passer par la seule voie réglementaire. Il s’agira aussi de convaincre, et d’intervenir sur le plan diplomatique, en conditionnant par exemple l’octroi d’aides du FMI à l’assainissement des pratiques financières.

 

L’ajout de normes supplémentaires ne peut-il pas être contre-productif et inciter les investisseurs à trouver des solutions alternatives?

Effectivement. Si la régulation devient trop lourde, les acteurs seront incités à créer d’autres types d’innovation financière pour contourner les règles. Nous verrions alors apparaitre un « shadow shadow banking ». La tâche est donc complexe, et sera probablement sans fin car de nouvelles formes de quasi banking et non banking continueront toujours d’apparaître.

[1] De Jean-Jacques Pluchart, Constantin Mellios, Laboratoire Régulation Financière et Le cercle Turgot, Eyrolles 2015

« L’encadrement du secteur bancaire crée de l’arbitrage réglementaire »

Dominique Plihon, professeur d'économie financière à l'Université Paris XIII et membre du Conseil scientifique d'Attac France, est l’auteur, avec Esther Jeffers, de « Le Shadow banking system et la crise financière»[1]. Il revient sur le développement de la « finance de l’ombre ».

 


Pourriez-vous revenir sur l’origine du shadow banking. Comment s’est-il développé ?

Le shadow banking s’est développé dans les années 90, d’abord aux Etats-Unis puis en Europe. Il a été porté par deux mouvements : la libéralisation financière qui a permis le développement d’opérations peu régulées, notamment sur les marchés de gré à gré ; puis l’innovation financière, avec en particulier l’essor des produits dérivés et de la titrisation.
Une nouvelle forme d’organisation du système financier s’est ainsi instaurée, avec pour objectif principal de contourner la régulation prudentielle. L’encadrement du secteur bancaire a en effet introduit une forme d’arbitrage réglementaire. Les banques, qui jugent les normes réglementaires trop fortes, externalisent une partie de leurs opérations afin d’échapper à ces contraintes.

 

Selon une étude de la Banque Centrale Européenne, les actifs concernés dans la zone euro ont plus que doublé en 10 ans pour atteindre 23 000 milliards d’euros fin 2014 . Une telle progression ne signifie-t-elle pas que le shadow banking répond à des besoins économiques ?

Il répond à des besoins dans le sens où il propose des opérations à un coût moindre que celles des établissements traditionnels. C’est un moyen de réduire les frais d’intermédiation. Mais selon moi, ce raisonnement repose sur des coûts incomplets. Si on intègre l’instabilité générée par le shadow banking et ses conséquences potentielles pour l’économie, le coût global deviendrait bien plus élevé.

 

Depuis 2008, de nombreuses mesures ont pourtant été prises pour réduire l’instabilité financière…

La régulation existe mais elle est insuffisante et parfois inadaptée. Par exemple, Bâle 3 instaure l’obligation pour les banques d’être responsable de 5% des actifs qu’elles titrisent. Le but est de lutter contre l’aléa moral qui conduit les banques à distribuer des crédits sans en supporter le risque. La mesure va dans le bon sens mais elle devrait être plus importante, en imposant un ratio d’au minimum 10%. Il faudrait également limiter la capacité des banques à financer des fonds spéculatifs, qui sont au cœur du shadow banking, afin de réduire leur prise de risque.
Enfin, le périmètre de la régulation prudentielle devrait être élargi aux acteurs non bancaires, comme les fonds spéculatifs, afin d’imposer des ratios de levier et de fonds propres.

 

Vous prônez également la séparation des activités des banques de détail et des banques d’investissement. Un sujet controversé qui revient régulièrement dans le débat politique…

Les grands groupes bancaires bénéficient d’une subvention implicite de la part des pouvoirs publics. Ils savent qu’ils seront aidés par les gouvernements en cas de difficulté. Les investisseurs ont donc tendance à minorer la prime de risque des opérations spéculatives, ce qui encourage les banques universelles à poursuivre leurs activités à haut risque qu’elles financent notamment avec les dépôts de leurs clients.
En séparant les deux types d’activités, il serait possible de concentrer la garantie publique sur les seules banques de détail. Banques et investisseurs modifieraient alors leurs comportements.
Enfin, cette mesure pourrait recentrer les banques sur leur métier fondamental de prêts aux entreprises, aujourd’hui délaissé au profit des opérations de marché.

 

[1] Cahiers Français, n° 375, 2013.

« Les gérants d’actifs jouent un rôle croissant dans le financement de l’économie »

Directeur des investissements d'Amundi, Pascal Blanqué a également participé à l’ouvrage collectif « Shadow Banking »[1]. S’il reconnait l’importance de la régulation, il met en garde vis-à-vis de certains effets contre productifs.

 

Dans le livre auquel vous avez collaboré, vous critiquez l’ambiguïté du terme “shadow banking”, et préférez parler de ” finance de marché”…

Le sujet doit être entendu dans sa vison large comme étant un système d’intermédiation de crédit impliquant des entités et/ou des activités situées en dehors du système bancaire traditionnel et contribuant au financement de l’économie réelle. Et cela d’autant plus que la tendance post crise est à l’allègement des bilans des banques.

 

La finance de marché joue un rôle croissant dans l’économie. Comment expliquer cette progression?

La structure de financement de l’économie européenne reste largement bancaire. Mais les gérants d’actifs jouent et vont continuer à jouer un rôle croissant dans le financement de l’économie, tout particulièrement dans la fonction de transformation [ndrl : emprunter à une échéance courte et placer les fonds dans des actifs de plus long terme].
Dans un contexte post-crise, de contraintes accrues pour les banques, on a vu apparaître le besoin de solutions sécurisées de relais impliquant d’autres acteurs. La Commission Européenne reconnait d’ailleurs le rôle positif des gérants d’actifs: une alternative aux seuls dépôts bancaires, un canal efficace d’acheminement des ressources vers des besoins rendus spécifiques par la spécialisation, une source alternative de financement, une diversification du risque…
Les fonds monétaires, par exemple, assurent une part critique du financement de l’économie, et donc de sa stabilité. Ils représentent une manne financière considérable [ndrl : 968 milliards d’euros dans la zone euro au deuxième trimestre 2015, selon la BCE], et sont largement investis dans des instruments du système bancaire. Pas ou mal régulés, leur affaiblissement serait dommageable.

 

Une telle place dans l’économie doit inviter à la prudence en termes de régulation. Quels sont les points de vigilance à avoir?

La régulation peut générer des effets procycliques et renforcer ainsi les fluctuations économiques. De même, des phénomènes de « prise en otage » des acteurs ou entités dans les phases de débouclage de crise peuvent se manifester : l’acteur ou l’entité se trouve de facto dépendant de phénomènes externes, comme l’importance des retraits dans le cas de la gestion d’actifs.
C’est pour cela que la bonne connaissance micro-économique de l’écosystème concerné est fondamentale. Une véritable course de vitesse se joue entre l’enjeu de compréhension d’un sujet bien complexe, la propension à réguler, et donc à s’exposer à des effets contre productifs mal pris en compte, et l’occurrence toujours possible d’une crise.
Enfin, ce sujet ne peut être compris qu’à partir du rôle du cycle financier dans la macro-économie. Il faut tenter de cerner les articulations entre financements bancaires et activités hors système bancaire. Une meilleure connaissance du risque de liquidité, des pistes de sa gestion et de sa régulation, est plus que jamais un chantier d’actualité devant associer chercheurs, régulateurs et praticiens. Ce travail est d’autant plus important dans la période actuelle où les activités de market making des banques sont en recul.

 

La gestion d’actifs est déjà soumise à certaines contraintes réglementaires. Celles-ci doivent-elles être renforcées dans le cadre des réflexions sur le shadow banking?

L’industrie de la gestion d’actifs fait déjà l’objet de nombreuses régulations visant à encadrer le risque que ce soient les régulations EMIR, la directive AIFM, ou encore le développement des chambres de compensation pour n’en citer que quelques-unes.
Les fonds monétaires, comme les autres types de fonds, ne sont certainement pas des entités opaques. Fortement régulés et supervisés, relevant de règles strictes de transparence et de reporting, ils sont contrôlés en interne ainsi que par des dépositaires et des auditeurs. Ces fonds présentent par ailleurs un risque modeste de transformation et un risque de crédit concentré sur des entités bancaires soumises aux règles prudentielles.
Toutefois, l’amélioration des règles existantes, tout comme l’introduction de nouvelles règles constituent un processus permanent qui doit s’effectuer en lien avec l’autorité européenne des marchés (l’ESMA) et les acteurs concernés.

 

[1] De Jean-Jacques Pluchart, Constantin Mellios, Laboratoire Régulation Financière et Le cercle Turgot, Eyrolles 2015