L’incertitude autour de l’allongement de la durée de vie et du risque de dépendance implique l’émergence d’un marché de la couverture de ces risques, avec un certain retard à l’allumage…

La population française continue de vieillir sous le double effet de l’augmentation de l’espérance de vie et de l’avancée en âge des générations du baby-boom. Les habitants âgés d’au moins 65 ans représentent aujourd’hui 18,4 % de la population, d’après le dernier rapport de l’Insee publié en février 2015, soit une progression de 3,5 points en 20 ans

Au cours des deux dernières décennies, l’espérance de vie des femmes a progressé de 3,6 ans pour atteindre l’âge moyen de 85,4 ans et celle des hommes de 5,6 ans pour passer à 79,2 ans. Et ce n’est pas près de s’arrêter… On projette ainsi que le nombre de personnes âgées de 85 ans et plus sera multiplié par près de 4 en 40 ans, passant de 1,4 à 4,8 millions d’ici 2050.

Un risque sous estimé

Cet allongement de la durée de vie est avant tout une chance et un indice de développement et de progrès. Mais aussi un risque portant sur des enjeux financiers monumentaux et encore sous-estimés par la plupart des acteurs publics et privés.
Les produits couvrant ce risque de longévité sont majoritairement les produits de rentes viagères, mais aussi, indirectement, les produits dépendance. Dans de nombreux pays, les tables réglementaires pour le provisionnement des rentes viagères sont régulièrement revues, illustrant ainsi la sous-estimation chronique par les actuaires du risque de longévité.

Ce risque de long terme nécessite la mobilisation de plus en plus de capital pour les provisions, amplifiées par l’effet Solvency II. Il est ainsi devenu crucial pour les assureurs ou les gestionnaires de fonds de pension de transférer une partie du risque vers les réassureurs ou les marchés financiers. Des initiatives encore embryonnaires en France, comme l’explique Caroline Hillairet, maître de conférences à l’École Polytechnique qui étudie le marché des « swaps de longévité ». Quant au corollaire du risque de longévité, à savoir le risque de dépendance, le taux de pénétration des assurances privées au sein de la population est encore faible au regard des enjeux qu’il représente. Une réticence à se couvrir liée à des facteurs psycho-socio-économiques complexes comme le détaille Franck Bien, maître de conférences à l’Université Paris Dauphine.

La couverture du risque de longévité s'est surtout développée au Royaume-Uni

Caroline Hillairet, maître de conférences à l’Ecole Polytechnique, membre de l'ANR LoLitA (Dynamics model for human Longevity with Lifestyles Adjustments) et de la chaire Risques financiers, décrypte les produits de couverture du risque de longévité.

La couverture du risque de longévité s'est surtout développée au Royaume-Uni

 Quels sont les produits qui existent actuellement pour se couvrir contre le risque de longévité ?

 Pour l’instant, les activités de couverture du risque de longévité en Europe sont principalement développées au Royaume-Uni du fait de  son choix historique pour un régime de retraite par capitalisation. Les fonds de pension britanniques ont notamment été précurseurs dans l’utilisation d’instruments de couverture baptisés « swaps de longévité ».

Concrètement, il s’agit de transactions consistant pour un  fonds  de pension à échanger avec un réassureur la durée de vie réelle de ses assurés retraités contre leur durée de vie théorique. Le fonds de  pension s’acquitte d’une jambe fixe calculée sur la base d’un indice de mortalité (lui même déterminé en fonction des tables de mortalité au moment de la transaction) et transfert un flux aléatoire au réassureur. Sauf que ce flux aléatoire est le plus souvent indexé sur un indice lié à la mortalité nationale, comme le LifeMetrics Index de JP Morgan, qui se borne à échanger un taux de décès fixe contre le taux de décès variable constaté. Il s’agit donc d’une couverture partielle puisque le fonds de pension supporte le risque lié à la longévité de son portefeuille d’assurés au cas où cette dernière serait supérieure à celle de l’indice de référence.

Existe-t-il des instruments de couverture plus fins de ce risque ?

Une autre possibilité consiste à calculer un indice de mortalité propre au portefeuille d’assurés faisant l’objet du contrat de swap. Cet indice « sur mesure » serait calculé en fonction des données qui influent sur l’espérance de vie (niveau d’éducation, niveau de revenu…) et permettrait de corriger le biais de sélection par rapport aux moyennes nationales. Les transactions de ce type se font sur un marché de gré à gré, entre fonds de pension et réassureurs, mais restent extrêmement confidentielles et opaques.  Il n’est donc pas possible d’en tirer des données pour alimenter nos recherches de modélisation.

Qu’en est-il du transfert aux marchés financiers par le biais de la titrisation ? 

Le développement des instruments de titrisation [1] qui permettrait de transférer ce risque de longévité aux marchés financiers et de le rendre plus liquide est principalement entravé par l’asymétrie d’information entre le fonds de pension, qui détient les données précises sur son portefeuille d’assurés, et les porteurs des titres mis sur le marché. L’évolution encore embryonnaire de ces instruments, qui relèvent de la catégorie des Insurance-Linked Securities (ILS), a été freinée par la crise des subprimes qui a accru la défiance face aux instruments de titrisation, surtout pour des produits dont le risque à long terme est difficile à évaluer.

Quels pourraient être les scénarios envisageables à terme pour la couverture de ce risque ?

Le marché pourrait se développer sur la base de l’extension du principe des obligations catastrophes, ou cat-bonds qui ont connu un fort engouement sur le marché américain, grâce au développement des modèles qui permettent de calculer les probabilités d’occurrence des catastrophes naturelles. L’enjeu du partage de l’information par les détenteurs des données des portefeuilles d’assurés est crucial pour réduire l’asymétrie d’information et alimenter de manière plus fiable et précise les tables de mortalité prospectives.

Cette volonté de transparence est incarnée par les membres de l’association LLMA (Life & Longevity Markets associations) qui réunit plusieurs institutions financières (Axa, Aviva, Deutsche Bank, J.P. Morgan, Morgan Stanley, Prudential PLC et Swiss Re) dans le but de construire des standards et indices normés pour fluidifier les transactions portant sur les instruments financiers liés aux risques de longévité.

Il est aussi envisageable de maintenir un marché où le risque de base lié à l’allongement de la durée de vie reste assumé par les fonds de pension. Surtout qu’actuellement les préoccupations des détenteurs de ces portefeuilles devraient se focaliser tout autant, voire plus, sur les risques de taux dans le contexte de politique de « quantitative easing » qui maintient les taux structurellement bas. Les chercheurs Stéphane Loisel et Nicole El Karoui travaillent d’ailleurs sur des produits financiers qui permettent de scinder les risques entre la composante de taux et la composante de longévité.

 

[1] La titrisation est une technique financière qui transforme des actifs peu liquides, c’est-à-dire pour lequel il n’y a pas véritablement de marché, en valeurs mobilières facilement négociables comme des obligations. Source :www.lafinancepourtous.com

"Une piste serait de coupler l’assurance dépendance à l’assurance santé"

Franck Bien, maître de conférences à l’Université Paris Dauphine, détaille les facteurs complexes de la réticence à se couvrir contre le risque de dépendance.

Coupler l’assurance dépendance à l’assurance santé Comment expliquez-vous la faiblesse du recours à l’assurance privée pour couvrir le risque de dépendance ?

 Certes, le marché de l’assurance dépendance tarde à se développer en comparaison à celui de l’assurance santé, puisque l’on compte un  taux d’équipement d’environ 15% des plus de 60 ans pour le risque dépendance tandis qu’il est supérieur à 85% pour la complémentaire  santé en France. Cela dit, le marché français est un des plus matures dans le monde avec le marché américain, même si les deux pays ont  opté pour deux modèles différents.

Aux États-Unis, les contrats d’assurance dépendance relèvent de la même logique que les produits de  santé et bénéficient d’un avantage fiscal contrairement à la France. En revanche, les assureurs français ont opté pour un système de rente forfaitaire avec une cotisation unique dans une logique de produits d’invalidité. Ce choix présente l’avantage de la simplicité mais pose un problème de remboursement et d’anti-sélection : l’indemnité forfaitaire étant trop faible au regard des coûts réels de la dépendance, elle n’incite que les populations les plus exposées au risque de dépendance à souscrire aux contrats, et renchérit d’autant le prix de la prime d’assurance du fait du faible taux de mutualisation.

Du côté de l’offre, l’incertitude autour du coût réel de ce risque freine le développement de produits d’assurance privée puisqu’on n’a pas encore défini un panier de soins standard liés aux différents stades de la dépendance. Ce manque de lisibilité reste un frein pour les assureurs qui craignent le renchérissement des coûts à la fois techniques, liés à la sophistication des équipements de maintien à domicile par exemple, et humains dans les cas probables où on combinerait le recours à un personnel médical et des professionnels du secteur des aides à la personne. Du côté de la demande, l’absence d’une grille unique définissant la dépendance n’incite pas à souscrire un produit dépendance.

Quelles pourraient être les conséquences de ce faible taux de couverture ?

Il est difficile de prévoir avec précision l’évolution des besoins des générations présentes quand elles seront arrivées au stade de dépendance. Plusieurs facteurs économiques et sociétaux s’imbriquent pour compliquer cette projection. Comment se comporteront les baby-boomers, qui ont aujourd’hui en moyenne les patrimoines les plus élevés et des habitudes de consommation très différentes des générations précédentes, face à leur propre dépendance ? Où mettront-ils le curseur entre la volonté de préserver l’héritage à transmettre à leurs descendants, la mobilisation de l’aide familiale et le financement de nouveaux besoins qu’impliquerait un état de dépendance ?

Quels facteurs pourraient faire évoluer le comportement des individus vis-à-vis de ce risque ?

Le risque dépendance est un risque particulier car il ne peut survenir qu’une fois au cours de l’existence, contrairement à un risque maladie ou un risque de dommage automobile par exemple. Un individu de 40 ans n’a pas forcément envie de se priver de revenus qui peuvent lui procurer une satisfaction immédiate pour un état qui lui paraît lointain et incertain. Si le risque ne survient pas, l’ensemble des cotisations seront versées à fonds perdu. D’où l’intérêt de certains produits d’assurance dépendance comportant un volet épargne qui sera reversé aux héritiers pour diminuer le risque de « cotiser pour rien ».

Quelles solutions préconisez-vous ?

Une piste serait de coupler l’assurance dépendance à l’assurance santé, pour contourner le risque d’anti-sélection grâce à une forte mutualisation. Ce dispositif serait complété par la mise en place d’un mécanisme type CMU dépendance qui bénéficierait aux individus les plus pauvres.
Face aux enjeux financiers importants que représente le coût de la dépendance, évalué à plus de 1% du PIB, l’Etat devrait donner l’impulsion au marché de l’assurance privée en instaurant une fiscalité incitative comme il l’a fait pour l’assurance-vie, en homogénéisant les normes définissant la grille de dépendance entre les différents intervenants publics/privés et en organisant la complémentarité desdits acteurs.